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du pilon, faire prime inopinément : l’auteur avait forcé l’attention du monde en lançant un nouvel ouvrage. Les vôtres ont une valeur intrinsèque, un mérite de forme qui ne sera jamais méconnu ; mais ils s’écouleront lentement, et tomberont dans un oubli relatif jusqu’au jour où je ne veux pas vous attrister, mais c’est le lendemain de leur mort que les vrais écrivains comme vous trouvent pleine justice. Ah ! si vous m’aviez écouté I Ce Jean Moreau, dont nous avons causé si souvent chez vous et chez moi, devait marquer le point culminant de votre course. Vous seul, entre tous nos contemporains, pouvez écrire ce livre dont le succès est garanti par l’attente universelle. Songez donc que le roman du deuxième Empire n’est pas fait ! On le désire, on l’appelle, on l’espère, on veut qu’il vienne avant la crise politique qui renverra la littérature légère au dernier plan. Jean Moreau, comme je le comprends, et comme vous l’avez conçu, doit vous mettre hors classe. Je ne dis pas qu’il vous fera passer avant Mme Sand ou Mérimée, avant Balzac ou Stendhal ; mais il mettra certainement en relief des dons qui n’appartiennent qu’à vous. Vous serez le vanneur de ce temps-ci, l’homme qui fait sauter d’une main ferme et légère la politique, la finance, les systèmes, les préjugés, les types, les mœurs bonnes et mauvaises, séparant la paille du grain. Après un tel travail, vous entrez à l’Académie comme une balle dans la cible, sans débat. Je publie vos œuvres complètes, in-octavo pour les bibliothèques, in-dix-huit pour tout le monde, et je vous apporte un regain de gloire que vous n’auriez jamais obtenu de votre vivant sans le succès de Jean Moreau !

L’éloquence du vieil éditeur remua profondément l’esprit d’Étienne. Il rentra chez lui tout ému, embrassa Hortense et lui dit : « M’en voudrais-tu beaucoup si je faisais un livre ?

— Moi, mon ami ?

— Oui, toi.

— Mais je serais la plus heureuse et la plus orgueilleuse des femmes. Il y a bien longtemps, va, que j’y pense et que je me demande pourquoi tu n’écris plus ! Je craignais que le monde ne m’accusât de te confisquer pour moi seule, de gaspiller au profit de mon bonheur tes plus belles années ; mais je n’osais rien t’en dire, Étienne, parce que tu es le maître et moi la servante.

— Ah çà ? qu’est-ce qu’il m’a donc chanté, ce vieux fou de Bersac ?

— Célestin ?

— Naturellement. Il m’a fait jurer sur ta tête, ou peu s’en faut, que je n’imprimerais plus une ligne.

— Dans les journaux ? sans doute ; il m’avait effrayée des journaux