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avait de quoi vivre et faire figure. La littérature aujourd’hui passe pour un métier comme un autre. A qui la faute ? Je ne sais ; peut-être aux sociétés littéraires et dramatiques qui remplissent les journaux de leurs débats mercantiles. Pourquoi donc un justiciable du tribunal de commerce, un marchand de papier noirci à tant la ligne continuerait-il le métier quand son affaire est faite ? Les tailleurs de distinction se retirent après fortune, et les agents de change aussi. Quelques rares individus qui écrivent sans y être forcés font l’étonnement des provinces.

Ce n’est pas que le vrai talent y soit moins admiré qu’à Paris. La jeunesse du chef-lieu s’honorait d’habiter la même ville qu’Étienne ; on montrait sa maison aux étrangers, on achetait ses livres et on les lui apportait humblement pour qu’il signât son nom sur le faux titre ; l’opinion le plaçait bien au— dessus de M. Luricot, ancien marchand de bœufs, qui était cependant trois fais plus riche et pas plus fier que lui.

Lorsqu’on sut qu’il avait fixé le jour de sa rentrée en ville, la commission du théâtre, composée de neuf ou dix jeunes gens à la mode, organisa une solennité en son honneur. Elle invita le directeur à monter son drame de Silva ; cinq décors neufs furent commandés pour la cérémonie. Toute la ville s’entendit pour garder le secret et lui ménager la surprise ; l’Impartial, qu’il lisait à Bellombre, s’abstint d’annoncer le spectacle. La femme du receveur général invita les Étienne à dîner, sous prétexte que le déménagement devait renverser leur marmite ; on amusa si bien le héros de la fête qu’il entra au théâtre, s’assit avec. Hortense au premier rang d’une loge de face et vit lever le rideau sans remarquer que la salle était comble et éclairée à giorno. Ce ne tut pas avant la dixième réplique qu’il se tourna vers sa femme et lui dit :

« Ah çà ! que diable jouent-ils donc ?

— Silva, mon ami.

— Tu le savais ?

— Un peu.

— C’est une trahison ! nous ne pouvons pas rester ici sans nous couvrir de ridicule !

— Tu n’assistais donc pas à tes pièces à Paris ?

— Jamais en évidence, et d’ailleurs on ne me connaissait pas comme ici. Allons-nous-en !

— Ce serait faire affront à tous ces braves gens qui t’applaudissent de si bon cœur. : écoute ! D’ailleurs la loge est pleine, et ce sont nos meilleurs amis qui te retiennent prisonnier. »

Il enrageait, mais que faire ? Tout bien pesé, il résolut de mettre l’occasion à profit pour écouter sa pièce et se juger lui-même.