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les âmes lei mieux assorties n’ont plus rien à se dire qu’elles n’aient répété cent fois. Étienne lut avec Hortense ; il permit à quelques grands esprits d’intervenir en tiers dans l’heureux tète à tète. La jeune femme, comme toutes celles qui ont passé au laminoir des couvents, était d’une ignorance incroyable. La demi— liberté du mariage l’avait conduite à feuilleter les auteurs à la mode ; mais des chefs-d’œuvre immortels qui sont le patrimoine du genre humain, elle savait à peine le titre. Elle s’intéresse passionnément à ces hautes études qui élargissaient son horizon et complétaient son être moral ; néanmoins, ayant observé qu’Étienne ne pouvait lire à haute voix sans bâiller toutes les dix lignes, elle lui proposa spontanément de revenir à la ville.

On fêta leur retour ; les maisons les plus considérables se disputaient le plaisir de les traiter. Étienne alla partout avec sa femme, qui grillait de le produire et de s’en faire honneur. II fit autant de frais pour ces provinciaux que pour les plus fins connaisseurs de Paris. La réputation d’homme brillant qui l’avait précédé se confirma et s’étendit ; ce fut un vrai triomphe. Non content de se faire admirer, il se complétait par l’étude d’un monde inconnu. Dans les salons, au théâtre, au cercle, il notait mille détails intéressants qu’il n’aurait pas remarqués un an plus tard. L’étude a sa lune de miel comme le mariage ; nous ne percevons vivement que ce qui nous est nouveau. Les singularités des mœurs et des caractères nous échappent du jour où elles ne nous étonnent plus. Pendant un mois ou deux, Etienne écrivit tous les soirs, tantôt un simple mot, plus souvent des pages entières ; mais Hortense crut voir qu’il était moins pétillant au logis que dans le monde. Ce cerveau si riche et si fécond avait-il besoin des excitations de l’amour-propre pour s’ouvrir ? Était— ce l’ombre de la maison Bersac et ce milieu vulgaire, sénile et froid qui le glaçait ? L’intérieur de l’hôtel, à vrai dire, était sinistre. Les grands appartements tendus de papiers à ramages, le mobilier riche et banal, les portraits de feu Bersac, qui semblait avoir porté loin le culte de sa laideur, le service grognon des ministres de l’ancien règne qui protestaient tout bas contre les gaspillages du nouveau train, tout cela devait assombrir l’humeur d’un Parisien, d’un artiste et d’un dandy. Hortense, avec cette intuition qui est le génie des femmes aimantes, devina la tristesse et la pauvreté des splendeurs qui l’avaient éblouie au sortir du couvent. Aussitôt éclairée, elle se mit à l’œuvre. Sans consulter Étienne, elle envoya chez Célestin les portraits de son vénérable frère ; elle congédia les domestiques un à un, sous divers prétextes, en assurant le sort des plus méritants ; elle choisit des gens d’un air et d’un service moins surannés. Étienne fut surpris et charmé de voir apparaître