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toutes les objections d’un patriotisme alarmé, et ultramontains d’un nouveau genre, ils assujettissaient aveuglément les intérêts les plus chers de leur pays à une autorité infaillible qui, elle aussi, avait son siège au-delà des Alpes. Ce n’était là toutefois que l’aberration étrange d’un groupe isolé, quoique très bruyant; la masse de la nation partageait à cet égard des convictions tout autres, et elle était d’autant plus irritée de la situation faite à l’Europe par les menées prussiennes qu’elle avait le juste sentiment qu’il suffisait d’un mot prononcé par le gouvernement français pour y mettre ordre. On avait beau affirmer que le gouvernement français n’y était pour rien, que c’était l’Italie qui agissait à ses risques et périls, armait, traitait et parlait : le public vit clair malgré toutes les ténèbres qu’on accumulait autour de lui; « la voix est de Jacob, mais les mains sont d’Ésaü, » se disait-il avec le patriarche aveugle de la Bible, et ses inquiétudes allaient en croissant. Ces inquiétudes se firent jour enfin le 3 mai, dans cette séance mémorable du corps législatif où M. Thiers prononça son premier discours sur les affaires d’Allemagne qui dévoilait l’ambition prussienne avec une lucidité si merveilleuse. Pour la première fois depuis la fondation du second empire, la majorité obéissante et dévouée se montrait hésitante et perplexe dans la voie qu’on lui indiquait du banc des commissaires du gouvernement; pour la première fois depuis l’avènement de M. Rouher au ministère de la parole, des députés corrects faisaient mine de résister à une éloquence en toute autre occasion irrésistible. Le télégraphe, qui a ses gracieusetés et ses à-propos pour le principal ministre, vint heureusement apporter une dépêche décisive pendant la séance même, « une déclaration officielle par laquelle l’Italie prenait l’engagement de ne pas attaquer l’Autriche[1]. » Sous l’impression électrique de ce télégramme, la chambre mit fin au débat, sans mettre fin pour cela aux angoisses de la France.

Cet état des esprits chez une « nation voisine » était devenu dans les derniers jours du mois d’avril la préoccupation incessante, l’argument suprême aussi des adversaires de M. de Bismarck à la cour de Berlin. L’opinion publique en France se prononçant de jour en jour dans un sens plus hostile à la Prusse, qui sait, se demandait-on, si le gouvernement de l’empereur ne se verrait pas forcé de la suivre, qui sait même s’il ne se laisserait pas faire à cet égard une violence au fond très douce? Les intentions du cabinet des Tuileries sont-elles déjà si claires par elles-mêmes, si complètement à l’abri de toute équivoque, et ne suffit-il pas au contraire de voir la lenteur que

  1. C’est à la suite de la réponse de Berlin, du 2 mai, que le traité du 8 avril n’était point un acte bilatéral, que le gouvernement italien fit le lendemain la déclaration lue à la chambre française. L’Italie attaqua l’Autriche le 20 juin.