Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/486

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Une de ses grandes préoccupations était de voir son mari si peu convaincu des vérités de la religion, mais elle n’exprimait son regret qu’avec délicatesse, de peur de le blesser. « Vous n’êtes donc pas chrétien ? » lui dit-elle un jour, et comme il ne répondait pas : « Ah ! je sais ce que vous êtes, vous êtes fayettiste. — Vous me croyez bien de l’orgueil, répondit-il ; mais ne l’êtes-vous pas vous-même un peu ? — Ah ! oui, de toute mon âme, je sens que je donnerais ma vie pour cette secte-là. » Mme de Tessé disait en riant que sa dévotion était un mélange du catéchisme et de la déclaration des droits. « Si je vais dans une autre région, dit-elle à son mari la veille de sa mort, vous sentez bien que j’y serai occupée de vous ; le sacrifice de ma vie serait bien peu, quoiqu’il m’en coûtât de vous quitter, s’il assurait votre bonheur éternel. » Puis comme il lui parlait de leur tendresse mutuelle : « Si vous ne vous trouvez pas assez aimé, prenez-vous-en à Dieu, qui ne m’a pas donné assez de facultés ; je vous aime chrétiennement, mondainement, passionnément. » Dans ses derniers jours, elle tomba dans le délire, mais elle se retrouvait elle-même quand elle voyait sa famille autour de son lit. « Quel agréable cercle ! disait-elle ; cette vie est courte, troublée ; réunissons-nous en Dieu, et partons ensemble pour l’éternité. » On l’entendit murmurer doucement le jour de sa mort : « Aujourd’hui je verrai ma mère. » Quand elle sentit venir le moment suprême, elle prit la main du général et lui dit : « Je suis toute à vous. » Ce fut sa dernière parole, c’était le mot de sa vie entière.

« Elle a été portée, ajoutait-il, comme elle l’avait demandé, avec simplicité, auprès de la fosse où reposent sa grand’ mère, sa mère, sa sœur, confondues avec seize cents victimes. » Ces mots rappellent uns des plus saintes œuvres de Mme de Lafayette. A son retour en France, elle avait cherché avec soin, d’accord avec ses sœurs, le lieu où leur mère avait été enterrée ; elles eurent beaucoup de peine à le trouver. Pour aller plus vite, on ne s’était pas contenté de l’échafaud de la place de la Révolution, on en avait élevé un second à la barrière du Trône. C’est là qu’avaient péri la duchesse d’Ayen, sa mère et sa fille. Non loin de la barrière, sur le chemin de Saint-Mandé et près d’un monastère en ruine, se trouvait un champ désert. On y avait creusé un trou de trente pieds carrés, et chaque jour, après les exécutions, on y jetait pêle-mêle les victimes de la journée, sans cercueil, sans linceul, sans aucune marque qui pût les faire reconnaître. Depuis, le trou avait été refermé et le charnier abandonné ; le souvenir même s’en était perdu. Les trois sœurs n’étaient pas assez riches pour racheter à elles seules le champ et les ruines ; elles ouvrirent une souscription parmi les parens des autres martyrs, et en peu d’années le champ fut acheté et entouré d’un mur, une église fut construite, l’ancien monastère relevé. C’est ce qu’on appelle le couvent et le cimetière de Picpus. Les familles à qui appartient ce funèbre