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promis. Le ministère avait accueilli le projet d’une descente en Angleterre ; on réunit 30,000 hommes sur la côte de Normandie, sous le commandement du maréchal de Broglie, puis du maréchal de Vaux, et Lafayette lui-même se rendit au Havre pour surveiller les préparatifs[1]. Les difficultés de l’exécution ayant fait abandonner ce projet, un détachement du corps expéditionnaire fut envoyé en Amérique. Lafayette le précéda pour apporter cette bonne nouvelle. Pendant ces allées et venues, la jeune femme pleurait et priait. « La douleur de ma mère, dit Mme de Lasteyrie, fut plus grande qu’au premier voyage. Son sentiment s’était accru par ses inquiétudes et par le charme des momens passés près de mon père. Elle avait alors dix-neuf ans. Ses impressions étaient devenues plus fortes et plus profondes ; une confiance plus intime, plus sérieuse, avait associé son esprit plus mûr aux opinions et aux desseins de mon père. »

Elle fut enfin récompensée par le succès éclatant de cette entreprise aventureuse. On peut douter que le gouvernement de Louis XVI ait sagement agi en appuyant les insurgens par les armes ; mais ce qui ne saurait être douteux, c’est l’ivresse générale qui suivit la victoire. Pour la première fois depuis Louis XIV, la France avait battu les Anglais sur terre et sur mer, elle prenait sa revanche de plus d’un siècle d’humiliations. De plus elle avait combattu et vaincu pour une cause juste, la liberté d’un peuple, et elle espérait bien en tirer profit pour sa propre liberté. L’enthousiasme fut universel. Ceux même qui, plus prévoyans que les autres, redoutaient les conséquences politiques et financières de la campagne, durent se taire, tant le succès paraissait complet. Lafayette était le héros de cette régénération nationale, c’était lui qui le premier avait embrassé la cause américaine, lui qui avait décidé la guerre, et qui avait le plus contribué à la faire réussir. Ami de Washington et vainqueur de Cornwallis, il représentait à la fois les triomphes du présent et les espérances de l’avenir, et il avait à peine vingt-cinq ans. Paris l’accueillit à son retour d’Amérique avec de véritables transports. Que de joie et d’orgueil pour une épouse ! Cinq années d’angoisses étaient rachetées en un jour. La reine elle-même voulut s’associer à ces démonstrations publiques ; ayant rencontré Mme de Lafayette dans une fête à l’Hôtel de Ville, elle voulut la ramener dans sa propre voiture à l’hôtel de Noailles.

De 1782 à 1789, Mme de Lafayette put jouir de ce bonheur qu’elle avait acheté si cher. Ce temps a été le plus brillant du règne de Louis XVI. La société française, à la veille du plus affreux bouleversement, s’abandonnait à des rêves indéfinis de paix et de liberté. Le général mit ce temps

  1. Les documens tirés des archives du château d’Harcourt et publiés par M. Hippeau contiennent des détails intéressans sur l’organisation de cette armée.