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et je me dis : C’est ici le meilleur endroit pour leur accorder ce qu’elles désirent tant recevoir. La charrette allait moins vite : je me tourne vers elles, je fais à Mme de Noailles un signe qu’elle comprend parfaitement : Maman, M. Carrichon va nous donner l’absolution. Aussitôt elles baissent la tête avec un air de repentance, de contrition, d’attendrissement, d’espérance, de piété. Je lève la main, et, la tête couverte, je prononce la formule de l’absolution, puis les paroles qui la suivent, très distinctement et avec une attention surnaturelle. Elles s’y unissent mieux que jamais. Je n’oublierai jamais ce ravissant tableau. Dès ce moment ; l’orage s’apaise, la pluie diminue, et semble n’avoir existé que pour le succès si désiré de part et d’autre. Je bénis Dieu ; elles en font autant. » Quel tableau en effet ! le bon prêtre l’appelle ravissant, et un pareil mot, dans un pareil moment, est sublime. Les détails du supplice sont racontés avec la même éloquente simplicité. « La maréchale de Noailles monta sur l’autel du sacrifice. Il fallut échancrer le haut de son habillement pour lui découvrir le cou. J’étais impatient de m’en aller, et pourtant je voulus boire le calice jusqu’à la lie et tenir ma parole, puisque Dieu me donnait la force de me posséder au milieu de tant de frissonnemens. Six dames passèrent ensuite. Mme d’Ayen fut la dixième. Qu’elle me parut contente de mourir avant sa fille ! Montée, le maître bourreau lui arracha son bonnet. Comme il tenait par une épingle qu’il n’avait pas tirée, les cheveux tirés avec force lui causent une douleur qui se peint sur ses traits. La mère disparaît, sa digne et tendre fille la remplace. Quelle émotion en voyant cette jeune dame tout en blanc, paraissant beaucoup plus jeune qu’elle n’était, semblable à un doux petit agneau qu’on va égorger ! Je croyais assister au martyre d’une des jeunes vierges ou saintes femmes telles qu’elles nous sont représentées. Ce qui est arrivée la mère lui arrive aussi : même oubli d’épingle, même signe de douleur, et aussitôt même calme, même mort. Quel sang abondant et vermeil sort de la tête et du cou ! Que la voilà bien heureuse ! m’écriai-je intérieurement, quand on jeta son corps dans cet épouvantable cercueil[1] ! »

Fille, petite-fille et sœur de ces trois innocentes victimes, Adrienne de Noailles, marquise de Lafayette, était née en 1759. Sa fille nous apprend qu’elle fut dans son enfance fort troublée par des doutes sur la religion. Cette agitation commença dès l’âge de douze ans et dura plusieurs années. Quoiqu’elle éprouvât un grand tourment de ses incertitudes, elle différa volontairement sa première communion jusqu’au moment où elles

  1. Le vicomte de Noailles était alors hors de France. Il rentra au service sous le consulat et fut tué à Saint-Domingue à l’abordage d’une corvette anglaise. De ses deux fils, l’un, le comte Alexis, a été sous la restauration membre de la chambre des députés ; le second, Alfred, a été tué comme son père en combattant pour Bon pays, pendant la retraite de Russie.