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respecte, il commande à l’opinion. C’est Hortense qui m’a donné ces détails : sa tendresse pour lui n’est pas aveugle, il nous a rudement taquinés durant trois mois ; mais elle rend justice à ses vertus, et jure qu’on ne saurait lui rompre en visière sans ameuter tout le pays.

« Soyons justes ; voilà un homme qui a lutté toute sa vie pour gagner dix mille francs de rente, c’est tout son bien. Il comptait à bon droit sur l’héritage de son frère ; il voit Bersac aîné prendre une jeune femme et lui laisser tous ses revenus après deux ans de mariage. Il y avait un seul moyen de réparer cette injustice : le fils de Célestin est un garçon de mon âge, il commande un bataillon de chasseurs à pied ; mais Hortense se cabre dès les premières ouvertures, elle répond qu’un Bersac lui suffit, qu’un autre serait de trop dans sa’vie : la chère enfant avait déjà rame occupée de ton ami. Célestin, qui n’est pas un sot, devine que sa belle-sœur lui échappera plus tôt que plus tard, et pourtant il ne lui tient pas rigueur ; loin de là, il prend en main les intérêts de la pauvrette, soigne ses baux, améliore ses terres, touche ses rentes, place ses économies connais-tu deux bourgeois assez nobles pour en, faire autant’? Il la suit à Paris et l’observe d’assez près, parce qu’il la sait jeune et confiante ; mais du jour où elle a jeté son dévolu sur un honnête homme de quelque valeur, il l’approuve sans réserve, me tend la main sans rancune, et consacre tout son temps à l’arrangement de mes affaires. Ils m’ont comme adopté, ces Bersac. Croirais-tu que la bonne vieille m’appelle son beau-frère’? Des sentiments de Page d’or !

« Tu me connais un peu, quoique nous n’ayons guère mangé plus d’un gramme de sel ensemble, et tu devines que ces braves gens n’ont pas affaire à un ingrat. Le bonheur ne m’a pas faussé le sens moral, je sens que cette fortune gagnée par le travail d’autrui n’est pas mienne. Il ne tiendrait qu’à moi de manger tout l’héritage ; Bersac me l’a prouvé pièces en main : les trois quarts du capital sont en titres au porteur, et la veuve est formellement dispensée de caution et d’inventaire. Cette confiance nous n’en userons même pas, et je veux transformer en titres nominatifs au profit de ces pauvres diables les valeurs dont Hortense a l’usufruit. Quant à la petite fortune qu’elle possède en toute propriété, nous la gardons pour nos enfants, si tant est qu’il nous en vienne. Ils auront vingt mille francs de rente de leur mère, douze ou quinze mille de mes livres et de mon théâtre, et tout ce que nous aurons épargné pour eux, car je suis homme à liarder par devoir ; mais, si nous mourons sans postérité, j’entends que tout ce qui vient des Bersac retourne aux Bersac ; c’est justice : ni ma femme ni moi nous n’avons de proches parents.