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femmes comme Hortense, donne-leur à chacun deux cents louis par mois, et les siècles de Périclès, d’Auguste et de Louis XIV ne seront que de la Saint-Jean au prix du nôtre ! »

Il déraisonna sur ce ton jusqu’à deux heures après midi, puis il m’envoya me coucher sans la lettre de recommandation qu’il m’avait promise. Je ne me réveillai que le lendemain à neuf heures.

Il

Cinq ou six jours après cette débauche, je m’avisai qu’il était temps de faire une visite à mon nouvel ami. Son concierge me répondit que M. Étienne n’y était pas, et je laissai ma carte. Je tentai l’aventure une seconde fois, la semaine suivante, et pour plus de sûreté je m’en fus droit chez lui sans rien demander à la porte. Le valet de chambre correct me reconnut, il ne me prit ni pour un créancier ni pour un emprunteur ; cependant il ne put ou ne voulut jamais me dire à quelle heure on trouvait son maître au logis. Tout ce que j’en obtins fut une plume et du papier sur la table de l’antichambre. J’écrivis à l’homme bien gardé, et je le priai amicalement de m’assigner un rendez-vous. La demande resta sans réponse. Un grand mois s’était écoulé depuis notre dîner chez Tattet, lorsqu’un des convives m’arrêta sur le boulevard et me dit « Qu’avez-vous fait d’Étienne ? On vous accuse de l’avoir supprimé ; personne ne l’a revu. »

Je répondis qu’il était invisible aux petits comme aux grands, et que sans doute il se faisait celer pour écrire sans distractions, car sa prose commençait à déborder dans les journaux.

Le fait est qu’il noircit alors plus de papier en trois ou quatre mois que dans l’année la plus féconde de sa vie. Il fit de tout en quantité prodigieuse, et tint plus de place à lui seul que dix auteurs de premier et de second ordre. Tout ce qu’il publia dans cette période d’élucubration fébrile ne fut pas, on le devine, à la hauteur de son nom. Pour une belle page de forme absolument pure et classique, il en laissait aller dix ou quinze au courant de la plume. Les récits, les bluettes et les fantaisies qu’il semait à la volée rayonnaient quelquefois du sourire de l’homme heureux, et montraient plus souvent la grimace du manœuvre surmené. Ses lecteurs assidus, les fidèles qui le suivaient d’une attention bienveillante jusque dans ses écarts excusaient ce dérèglement par la nécessité de vivre ; mais ils sentaient qu’à ce métier le plus grand écrivain du monde doit forcément se gâter la main.

Vers le milieu de mars, je le rencontrai, ou du moins je l’aperçus au Théâtre-Italien. Il se tenait debout à l’entrée de l’orchestre