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homme manquait de pain ! L’auteur de tant d’œuvres exquises était réduit à gagner sa vie au jour le jour ! Son brillant appétit, qui m’avait d’abord égayé, m’attrista : s’il dîne si bien, c’est peut-être qu’il n’a pas déjeuné ! Mais une heure après le repas, quand les invités réunis au salon assiégèrent la table de jeu, je le vis tirer de sa poche une poignée d’or et de billets avec quelque menue monnaie. Il tint tête aux plus forts, risqua les gros coups, prit la banque, perdit presque tout sans témoigner le moindre ennui, puis regagna son argent et une centaine de louis par dessus le marché sans laisser voir qu’il en fût aise. Il était homme à batailler ainsi jusqu’au matin, et je ne trouvais pas le temps long à le regarder faire ; mais la maîtresse de maison nous mit tous à la porte une demi-heure après minuit.

Avant de se disperser, les convives échangèrent force poignées de mains sur le trottoir de la rue Grange-Batelière. Je ne pus me tenir de parler à M. Étienne et de lui dire combien je ressentais d’admiration pour son talent et de sympathie pour sa personne. Il me prit le bras, et répondit avec une familiarité surprenante en m’entraînant vers la rue Drouot :

« Mon enfant, tu as été très-gentil ; tu as écouté, tu as observé et tu n’as pas touché aux cartes. Je n’ai pas lu tes petites affaires ; est-ce qu’on lit dans notre affreux métier ? Mais il paraît que tu vas bien et que tu as le respect de la langue. J’aimerais mieux te voir un bon état ; tu es encore en âge d’apprendre à tourner des bâtons de chaises ; mais l’homme ne choisit pas sa destinée. Viens me voir, et si je peux te rendre un service… »

Cette bienveillance quasi-paternelle d’un homme qui n’était pas mon aîné de quinze ans m’enhardit. J’osai lui demander une lettre d’introduction pour le directeur d’une revue importante.

« Tu tombes mal, dit-il en me tutoyant de plus belle. Je suis en guerre depuis plusieurs années avec ce gaillard-là ; mais n’importe, tu auras ta lettre.

— Cependant si vous êtes son ennemi…

— Il comprendra que je ne le suis plus en voyant que je lui demande un service. Le diable m’emporte au reste si je me rappelle un seul mot de ma querelle avec lui ?

— Se peut-il que l’on se brouille et l’on se raccommode ainsi entre écrivains de premier ordre ?

— Attends que tu sois quelque chose, et tu verras ! Mais je t’emmène sans savoir si nous faisons la même route. Où vas-tu ?

— Me coucher.

— Comme ça ? bravement ? quand il n’est pas une heure du’matin ? Il n’y a donc plus de jeunesse ? Moi, je ne veux pas dormir, parce que j’ai un article à livrer demain matin, avant dix heures. Je vais au bal de l’Opéra, toi aussi ; nous souperons avec des princesses,