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ur de lier connaissance avec lui, on commençait à demander pourquoi il ne visait point à l’Académie.

Son bagage se composait de vingt-cinq à trente volumes, poésies, voyages, critiques, nouvelles, romans surtout. Plus heureux que Balzac, il avait réussi quatre ou cinq fois au théâtre ; mais on pensait généralement qu’il n’avait pas encore développé tous ses moyens ni donné sa mesure. Le vieux Prévost, de la Comédie-Française, si bonhomme et si fin, disait : « M. Étienne a un Mariage de Figaro dans sa poche. » Un célèbre éditeur, qui avait publié la plupart de ses livres, lui demandait souvent : « Quand commencerez-vous le Roman du dix-neuvième siècle ? c’est une tâche qui vous revient. » Il répondait en haussant les épaules : « Attendez que j’aie jeté mon feu ; je ne sais ni ce que je fais ni comment je vis. Je porte là, sur les épaules, une cuve en fermentation : qui peut dire ce qui en jaillira au soutirage ? piquette Ou chambertin ? »

Il avait gaspillé beaucoup de son talent et son patrimoine tout entier. La chronique, qui ne s’imprimait guère alors, mais qui se racontait à l’oreille, lui prêtait cent cinquante ou deux cent mille francs de dettes, quoiqu’il habitât un appartement somptueux, encombré de tableaux hors ligne et de meubles introuvables. Son œuvre, dont il était resté propriétaire, mais qu’il exploitait mal, était fort mélangé : pour neuf ou dix volumes dignes de vivre, on en comptait beaucoup qu’il aurait pu se dispenser d’écrire et qu’il avait faits sans savoir pourquoi, en somnambule. Tantôt la fièvre de production le clouait devant sa table et il abattait cinq ou six volumes à la file ; tantôt il trouvait plaisant de faire le grand seigneur et de vivre des rentes qu’il n’avait plus. Puis, le jour où les créanciers devenaient importuns, il prenait son parti en honnête garçon et s’attelait à quelque besogne aussi ingrate que lucrative, sauf à n’y point mettre son nom. Ces dérèglements de travail, de finance et de conduite, quelques duels, quelques succès dans le monde des femmes faciles, enfin le renom de parfait galant homme appuyaient les rares séductions de sa personne. Son regard étincelait, sa voix mêle, voilée par moments, était une des plus sympathiques que j’eusse entendues.

Beau convive, d’ailleurs, et bon vivant. Il buvait son vin pur et par rasades, à la vieille mode de France, mais il s’abstenait du café, des liqueurs et du cigare, et il ne dépassait en rien la juste mesure. Il restait homme de bonne compagnie jusque dans ses gaietés les plus étourdissantes et ne se grisait pas même de ses paroles, quoiqu’il en fit grande débauche quelquefois.

La seule chose qui me déconcerta ce soir-là fut de le voir épuiser le meilleur de sa verve contre la noble carrière des lettres où j’étais