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et il y aura ainsi toujours en Allemagne deux puissances se faisant un contre-poids utile. Le bon ordre y gagnera, et la France n’y perdra certes rien, elle en retirera même des avantages immenses pour sa politique, pour son action dans le monde. La Prusse en effet a une configuration malheureuse, impossible ; elle manque de ventre du côté de Cassel et de Nassau, elle a l’épaule démise du côté du Hanovre, elle est en l’air, et cette situation pénible la condamnait nécessairement à suivre en tout la politique de Vienne et de Saint-Pétersbourg, à tourner sans relâche dans l’orbite de la sainte-alliance. Mieux configurée, plus solidement assise, ayant ses membres au complet, elle serait rendue à elle-même, aurait la liberté de ses mouvemens, la liberté des alliances, — et quelle alliance plus désirable alors pour elle que celle de l’empire français ? Plus d’une question aujourd’hui pendante et presque insoluble pourrait alors être abordée avec une sécurité complote : celle de Venise, celle d’Orient, — qui sait ? peut-être même celle de Pologne ! Enfin, si les agrandissemens possibles de la Prusse semblaient être excessifs et rompre la balance des forces, qu’est-ce qui empêcherait la France de s’agrandir, de s’arrondir à son tour ? Pourquoi n’irait-elle pas prendre la Belgique et y écraser un nid de démagogie ? Ce n’est pas le cabinet de Berlin qui s’y opposerait ; suum cuique, c’est bien là l’antique et vénérable devise de la monarchie prussienne…

Tout cela était dit avec enjouement, avec entrain, avec esprit, accompagné de mainte remarque ingénieuse, malicieuse, de mots heureux sur les hommes et les choses, sur cette chambre des seigneurs à Berlin par exemple, composée de respectables perruques, et la chambre des députés, également composée de perruques, mais point du tout respectables, et sur un personnage auguste, le plus respectable, mais le plus perruque de tous. Interrogé un jour par une dame sur ce qu’il comptait faire avec les duchés : « Je sais bien ce que je ferais, moi, répondit le ministre prussien, malheureusement mon roi est trop honnête. » On recueillait ainsi à l’hôtel du quai d’Orsay plus d’un aphorisme du baigneur intrépide de Biarritz, celui-ci entre autres, « que le libéralisme n’était qu’un vain mot, mais que la révolution était une force dont il fallait savoir se servir… » Certes de pareilles maximes et pensées n’étaient point de nature à trop effaroucher certains esprits sur les bords de la Seine, décidément M. de Bismarck avait du bon. Ce n’est pas qu’on ait pensé à une alliance véritable avec la Prusse, ce n’est pas même qu’on eût pris le ministre de Guillaume Ier pour un homme sérieux ; mais on lui reconnaissait la qualité d’un homme utile, d’un brûlot qu’on pourrait lancer à un moment donné, d’un homme de l’avenir que