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Gortchakof les plus graves intérêts du monde. Il n’en est pas moins vrai que depuis le congrès de Paris, et surtout depuis l’annexion de la Savoie, la France avait constamment fait à la Russie des concessions étonnantes sur le terrain d’Orient, que l’intimité toujours croissante entre ces deux puissances commençait à inquiéter l’Europe, et à prendre aux yeux d’une diplomatie correcte toutes les allures d’une alliance révolutionnaire. Dans ces années 1861-62, il n’y eut pas un événement petit ou gros sur un point quelconque du globe où l’on ne vît quelque indice de cette alliance supposée ; des hommes qui passaient pour graves assuraient pertinemment à Vienne et à Londres que telle attaque des Serbes sur Belgrade, telle révolution de Grèce qui chassait le roi Othon, et jusqu’à cette folle entreprise de Garibaldi qui finit si misérablement à Aspromonte, n’étaient que des fusées parties tardivement d’une explosion générale qu’avaient préparée de longue main et ensuite contre-mandée (après l’issue pacifique du différend du Trent entre l’Angleterre et l’Amérique) les cours de France, de Russie et d’Italie unies entre elles dans un dessein ténébreux[1]… Le successeur de M. Thouvenel devait effacer ces impressions fâcheuses, rassurer les cabinets alarmés. Sans doute, on ne voulait pas le moins du monde » renoncer aux rapports très amicaux avec la Russie : encore au mois de décembre 1862, dans une réception solennelle faite au baron Budberg, l’empereur Napoléon III tint à accentuer fortement « l’intimité » qui l’unissait au tsar Alexandre II ; mais on voulait ôter à cette intimité son caractère jusque-là exclusif, lui donner un contre-poids dans une entente également cordiale avec une autre des grandes puissances, et il ne pouvait être douteux dès lors sur laquelle des puissances se fixerait le choix. La réponse faite au général Durando était déjà de nature à contenter fortement l’esprit de l’empereur François-Joseph ; ce qui plus est, M. Drouyn de Lhuys passait depuis longtemps pour un partisan très décidé d’une alliance avec l’Autriche. C’est pour n’avoir pu faire prévaloir cette pensée pendant la crise orientale que cet homme d’état avait abandonné son portefeuille en 1855 ; La rentrée de ce ministre aux affaires était donc considérée, et à bon droit, comme un événement très heureux par la chancellerie aulique, et les relations entre les deux cours de Vienne et de Paris s’en ressentirent à l’instant même ; elles s’améliorèrent visiblement vers la fin de 1862, devinrent de plus en plus confiantes, presque affectueuses.

  1. Voyez pour les détails, ainsi que pour tout ce qui suit jusqu’à la convention du 15 septembre 1864, l’étude Deux Négociations diplomatiques, — Revue des 15 septembre, 1er octobre 1864, et des 1er janvier, 1er avril, 15 juillet et 15 août 1865.