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guet-apens d’un ennemi qui se dérobe, le manifeste d’un combattant qui ne veut être ni saisi ni reconnu, le dire d’un témoin qui se dément à dessein. Telle est donc la singularité du travail que s’imposent les chercheurs de Junius qu’ils doivent se défier des procédés ordinaires d’investigation en pareil cas, écarter quelquefois les coïncidences et les analogies qui semblent des preuves, accepter quelquefois les contradictions et les disparates qui semblent des objections. Les concordances que l’on croit apercevoir entre des opinions connues et des écrits pseudonymes, entre la vie privée et le rôle joué publiquement, ne sont pas des indices sursoies contrastes ne sont pas des invraisemblances. Tout peut se plier en deux sens, et le pour et le contre se déduire également des mêmes rapprochemens. Le même individu peut être Junius, aussi bien parce qu’il en diffère que parce qu’il lui ressemble, et il faut beaucoup d’attention et de sagacité pour choisir. C’est là une grande source de perplexité et d’incertitude. Cette observation d’ailleurs n’est pas absolument défavorable à Francis. Au contraire, on a pu remarquer dans sa vie et dans son caractère des traits qui s’accordent avec la duplicité du personnage qu’on cherche à reconnaître. Il était ardent et secret, emporté et calculé ; il aimait la vengeance et le mystère ; son jugement était sévère, et sa conscience facile ; il avait plus de rigidité que de justice, plus de principes que de scrupules, plus de hauteur que de dignité. Il lui manquait très peu des qualités et des vices nécessaires pour être Junius. Il en avait le cœur ; en avait-il l’esprit ? C’est plus douteux.

Ce ne sont pas encore là des preuves. N’en trouverait-on pas dans le témoignage de ceux qui ont vécu avec lui ? Celui de sa femme existe, comme on sait ; je n’y reviendrai pas. Elle se disait convaincue qu’elle était Junia, pour parler comme Wilkes. Elle l’a écrit, elle a même laissé des souvenirs que MM. Parkes et Merivale ont lus ; mais ils disent eux-mêmes que lady Francis ; sans manquer assurément d’esprit, écrit avec tant de légèreté et d’inexactitude, porte dans ses réminiscences tant de confusion et d’erreur, qu’ils renoncent à s’appuyer de son autorité. Cependant il faut bien conclure de son témoignage que sir Philip s’était plu à lui laisser croire qu’il était Junius. Sans le nier jamais, il ne l’avait jamais avoué ; mais il l’avait maintes fois donné à entendre, et c’était l’opinion commune de sa famille. Qu’il se soit amusé à duper ainsi les siens, cela paraît peu probable. Son caractère cadrait mal avec un pareil jeu. Son esprit sérieux et raide, son orgueil dédaigneux, ne lui permettaient guère de s’attribuer même en plaisantant un mérite qu’il n’avait pas, et, si sa femme et les siens n’ont pas façonné leurs souvenirs au gré de leur conviction, ce