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Au milieu de ses triomphes, la Prusse elle-même n’a-t-elle pas à l’intérieur ses « points noirs, » ses difficultés, qui disparaissent sans doute dans le prodigieux élan d’une politique d’ambition nationale, mais qui peuvent un jour ou l’autre devenir graves ? Et la Prusse, elle aussi, sans parler du Hanovre et de Francfort et des provinces annexées à retenir dans l’obéissance, la Prusse porte au plus profond d’elle-même le mal des crises sociales, des guerres de classes. Elle a son mouvement socialiste auquel l’agitateur Lasalle a donné son nom il y a quelques années. Lasalle est mort, le mouvement dont il était le chef et qui s’appelle encore le mouvement lasallien lui a survécu ; il s’est effacé pendant quelque temps devant les exploits de M. de Bismarck, il reparaît aujourd’hui plus vivace, et il vient d’avoir son congrès de Berlin pour faire suite au congrès de Genève, au congrès de Bruxelles, au congrès de Berne, à tous les congrès possibles, populaires, socialistes, pacifiques, qui se succèdent, remuant assurément plus de questions qu’ils n’en peuvent résoudre. Bien mieux, en Prusse, Lasalle lui-même a un successeur en M. Schweitzer, député au parlement pour Elberfeld, rédacteur du journal le Démocrate socialiste de Berlin, président général des sociétés ouvrières. Ce M. Schweitzer est un terrible homme qui ne connaît pas d’obstacles, qui a entrepris de relier tous les corps de métiers dans une vaste association, et, ce qui est plus caractéristique, de placer à la tête de cette association une sorte de directoire omnipotent exerçant une véritable dictature sur la classe ouvrière, enrégimentée par ses soins. Quant aux doctrines, on les connaît, elles ont toujours le même refrain : « Nous ne disons pas, nous, socialistes, à bas le capital ! nous disons « à nous le capital ! » Les questions qui divisent le capital et le travail ne se résoudront que par la lutte : essayons de la lutte légale d’abord ; toutefois il est incertain si une autre solution ne s’imposera pas tout à coup… Pour amener les capitalistes à résipiscence, il faut que les sociétés ouvrières s’organisent unitairement, comme l’armée, avec une direction centrale,… décrétant la grève là où elle peut porter quelques fruits. » Ainsi a parlé M. Schweitzer, et naturellement il a été nommé à cette présidence autocratique qu’il préconisait.

Ce qu’il y a de frappant dans cette recrudescence socialiste en Prusse, c’est qu’elle est une réaction contre le mouvement assez différent dont M. Schultze-Delitsch s’est fait depuis quelques années l’intelligent promoteur, qui part du principe plus libéral de l’association coopérative, et dès la première réunion la scission a éclaté entre les deux écoles. On en est bientôt venu aux gros mots ; on a pris à partie. M. Schultze-Delitsch lui-même ; les socialistes libéraux ont protesté de leur côté contre les velléités « césariennes » des organisateurs de l’association, et les amis de M. Schweitzer, avec ce sentiment de fraternité qui ne se retrouve que dans ces réunions, ont mis à la porte les récalcitrans en les traitant de « stipendiés des classes possédantes. » Ceux-ci cependant ne se sont pas