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les lignes avant le coucher du soleil. Les embarcations une fois parties et bientôt hors de portée de la vue, il ne reste à bord que le capitaine et deux hommes, qui, tout en tranchant, décollant et salant la morue, doivent constamment veiller l’horizon, afin de rappeler les canots à coups de pierriers, si le temps menace ou si la brume se fait, et de leur faciliter au besoin l’accostage. La double opération que l’on vient de décrire, consistant à mouiller et à relever les lignes, est désignée par les pêcheurs sous le nom de marée, et comme trente ou trente-cinq marées au moins sont nécessaires pour remplir la cale du navire, comme il faut changer fréquemment de mouillage, manœuvre toujours longue et fatigante par ces grands fonds, il s’ensuit que la durée d’une pêche embrasse généralement plus de quarante jours de ce labeur incessant et excessif : heureux si nul sinistre ne vient assombrir la campagne, si aucune chaloupe ne manque à l’appel du soir ! Personne d’ailleurs n’est plus fier de sa profession que le matelot des bancs de Terre-Neuve, et rien n’est mieux justifié que cette conscience qu’il a de sa supériorité.


II

Après deux ou trois mois de l’existence peu variée que l’on mène au milieu des pêcheurs, on comprend avec quel enthousiasme est accueillie l’annonce d’une visite à l’un des quelques points civilisés compris dans le ressort de la station. Ces centres de civilisation ne sont par malheur qu’au nombre de trois, deux anglais et un français, ce dernier incontestablement le moins gai. C’est l’îlot de Saint-Pierre-Miquelon, rocher plutôt qu’îlot, et le seul point de ces mers jadis françaises où les traités nous aient conservé le droit de faire flotter notre pavillon. La ville s’étend en amphithéâtre autour d’un petit havre intérieur, dit Barachois, dans lequel se réfugient pendant l’hiver les bâtimens d’un faible tonnage qui ne rentrent pas en France. Au bord de la mer sont les habitations ou établissemens consacrés à la préparation de la morue, tous entourés, en guise de jardins, de ces parterres caillouteux baptisés du nom de graves. En arrière se croisent à angles droits une demi-douzaine de rues, où les boutiques alternent avec les cabarets, plus en arrière encore un étage de collines recouvertes d’une forêt lilliputienne de sapins montant au plus à hauteur du genou. Il y a peu d’années que ces forêts étaient encore à l’état vierge, lorsque le département de la marine eut l’heureuse idée d’envoyer à Terre-Neuve chaque année, pendant deux mois, une partie des bâtimens de la division des Antilles, afin de soustraire les équipages aux fâcheuses influences