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qui constituent la morue parfaite, comme quoi, ayant été soigneusement énoctée, elle doit présenter à la place de la raquette une rigole aux bords nets et rectilignes, n’avoir aucune érosion à la peau ni aux nageoires, etc. Une fois le poisson décollé, tranché et salé, il reste à le laver et à le sécher. La première opération se fait au moyen d’une cage mobile à claire-voie que l’on hisse et amène dans l’eau de mer. La seconde, plus délicate, exige chez le pêcheur une connaissance approfondie de la météorologie de Terre-Neuve, car il suffit souvent de quelques heures d’un soleil trop ardent pour brûler la morue et la réduire à l’état d’engrais sans valeur. Cette sécherie se fait sur les graves, c’est-à-dire sur des portions de rivage recouvertes de cailloux en manière de plates-formes, et c’est là aussi qu’après avoir reçu de la sorte le nombre de soleils voulu (c’est le terme consacré), le poisson est ramassé d’abord en javelles, puis en piles pyramidales, jusqu’au soleil d’embarquement, donné dans les derniers jours de beau temps qui précèdent le départ définitif, en septembre.

Telle est la vie du pêcheur de la côte, l’on voit que le repos n’y tient pas grand’place ; tel est le dur travail dont il paie un gain souvent chétif. Et cependant cette existence est plus rude et plus âpre encore, lorsqu’au lieu de rester à la côte le pêcheur va chercher le poisson sur les bancs du large. Là le bâtiment n’est plus tranquillement et solidement amarré au fond d’une baie ; c’est en pleine mer, sans nul abri contre une houle souvent dangereuse, que sont mouillés ces navires auxquels les matelots donnent le nom de banquiers, en raison des bancs qui servent de théâtre à leurs opérations ; mais l’antithèse a ici quelque chose de triste, car ces pauvres banquiers semblent représenter la personnification la plus complète de la misère navale. Pour eux, la journée commence longtemps avant le soleil. Dès deux heures du matin, on voit les hommes de l’équipage émerger l’un après l’autre du panneau de l’avant, et accoster le long du bord les chaloupes dans lesquelles ils vont embarquer. La nuit est sombre, la brise souffle à lourdes rafales ; n’importe, il faut quitter le navire pour aller bien loin au large avec une frêle embarcation chercher les lignes de pêche mouillées la veille ; il faut, quand on les a retrouvées, les relever lentement et patiemment sur une longueur de 3,000 ou 4,000 mètres, en visitant l’un après l’autre les six cents hameçons suspendus de distance en distance. Le jour est venu sur ces entrefaites, mais ce n’est guère avant huit heures du matin que l’on regagne enfin le navire pour y embarquer le poisson, l’ouvrir, le nettoyer, en retirer les rogues et les foies et se hâter de boiter les hameçons, car il faut repartir l’après-midi dans les chaloupes afin de tendre de nouveau