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omise. Aussi chaque jour quelque nouvelle mère de famille venait-elle à bord supplier notre aumônier de régulariser sa situation et de bénir son mariage, en même temps qu’il baptiserait ses trois ou quatre enfans. Ajoutons que ces épisodes étaient empreints d’un tel sceau de bonne foi et de naïveté que nul n’était tenté d’en sourire.

Loin de nous craindre et de nous considérer comme usurpateurs du sol, nos Anglais (jamais un capitaine n’appellera son gardien autrement que son Anglais), nos Anglais, dis-je, attendent chaque année avec impatience le retour des pêcheurs, car ce retour, qui coïncide avec celui de la belle saison, est aussi le signal de l’apparition des morues sur la côte. Les premiers navigateurs de Terre-Neuve en avaient fait la remarque, ainsi que le racontait déjà Marc Lescarbot en son naïf langage. « Quand l’hiver arrive, dit-il, tous poissons se trouvent étonnés, et fuient les tempêtes chacun là où il peut ; mais sitôt que la sérénité du printemps revient et que la mer se tranquillise, ainsi qu’après un long siège de ville, la paix étant faite, le peuple auparavant prisonnier sort par bandes pour aller prendre l’air des champs, de même ces bourgeois de la mer, après les furieuses tourmentes passées, viennent à s’élargir par les campagnes salées, ils sautent, ils trépignent, ils font l’amour, ils s’approchent de la terre, » Les divers postes assignés sur la côte à nos navires sont désignés d’avance par la voie du sort pour un terme de cinq ans, dans une assemblée générale d’armateurs tenue à Saint-Servan. Les bâtimens destinés à la côte ouest partent de France dans les premiers jours de mars, ceux qui vont à la côte orientale attendent la fin d’avril ; mais pour les uns comme pour les autres la traversée est rarement commode. Il faut remonter au nord pour trouver le bon vent, et la mer y est rude en cette saison, d’autant plus rude que l’on se sait exposé aux dangereuses rencontres des ice-bergs. Chacun guette à bord la première apparition d’un oiseau bien connu du marin des mers polaires, le godillon, au plumage noir et blanc, au bec pointu, aux pattes larges et palmées. Sa présence annonce le voisinage des glaces. On ne tarde pas en effet à voir se multiplier autour du navire ces gigantesques montagnes flottantes aux formes fantastiques, et souvent même, lorsque se profilent à l’arrivée les sommets encore neigeux du havre où l’on croit pénétrer, souvent on s’en voit séparé par une infranchissable banquise dont force est d’attendre patiemment la débâcle. La route est libre enfin, on entre, et la journée n’est pas terminée que déjà le bâtiment est solidement fixé par quatre amarres au fond de quelque crique.

Dès le lendemain, la véritable campagne est commencée. Le plus pressant est de courir aux embarcations de pêche halées au sec sur