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mobile a pu retenir ces exilés volontaires sous un ciel aussi inclément. Ce n’est pas l’appât du gain à coup sûr, car le premier regard qu’ils ont jeté autour d’eux en arrivant, a dû suffire à leur montrer quelle misère serait leur lot le plus probable ; ce n’est pas non plus l’amour du sol, puisque, outre qu’ils ne sont pas toujours nés dans l’île, leur vie un peu nomade les y fait souvent passer d’un point à un autre de la côte. Non, ce qui les retient là, c’est cet instinct d’indépendance vague et irréfléchi dont eux-mêmes ne se rendent pas compte, qui pousse sur la voie des aventures un flot sans cesse renouvelé d’enfans perdus de la race anglo-saxonne. Aussi ces philosophes pratiques vivent-ils de la plus primitive de toutes les existences, exempts de magistrats, d’impôts et de quoi que ce soit qui rappelle un semblant d’autorité ou d’organisation quelconque. Le navire dont ils sont censés garder l’établissement pendant l’hiver subvient à une partie de leurs besoins matériels par les vivres qu’il leur laisse. Pour le reste, la chasse et la pêche leur fournissent la matière d’un petit commerce avec les goélettes de quelques caboteurs, qui vont de baie en baie échanger des objets de troc contre du poisson ou des fourrures. Catholiques pour la plupart, ces familles accueillaient avec joie la venue de notre frégate, à bord de laquelle se trouvait un aumônier, et c’était surtout fête pour ces braves gens lorsque nous passions un dimanche au mouillage dans leur baie, ce qui leur permettait de venir assister à la messe du bord. Quelles toilettes les femmes n’arboraient-elles pas pour la circonstance ! jusqu’à des crinolines[1] ! Ce n’est pas cependant que les secours spirituels leur manquent absolument, car le diocèse d’Avranches tient à honneur d’envoyer autant que possible à chaque saison un prêtre sur les lieux de pêche, et cette mission était même confiée, il y a quelques années, à un ancien capitaine pêcheur, entré dans les ordres à la suite de malheurs de famille ; mais les distances sont trop considérables et les communications trop difficiles pour qu’une seule personne puisse suffire à tout. De plus le hasard avait fait que pendant plusieurs campagnes successives nous n’avions envoyé à Terre-Neuve que des bâtimens de guerre non pourvus d’aumôniers, de sorte que, partout où nous nous arrêtions, notre pauvre abbé se trouvait en présence d’un formidable arriéré de liquidation. Il faut l’avouer, malgré l’absence du prêtre on ne s’en était pas moins marié dans l’intervalle tout le long de la côte, et les enfans s’étaient succédé avec autant de régularité que si nulle formalité n’eût été

  1. Il n’est pas rare de voir les capitaines de nos navires de pêche rapporter de France chaque année des gravures de mode destinées aux familles de leurs gardiens, et cela naturellement à la demande des intéressées, femmes et filles, qui copient ces dessins, Dieu, sait comme !