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de son ennemi le général Mitre, de l’appui de la Bande-Orientale à l’est et de celui du Corrientes au nord, il finira par être cerné, et tombera tôt ou tard, lui et son immense fortune, dans les mains de quelque heureux conspirateur. Peut-être n’a-t-il pas vu ce danger, peut-être aussi n’ose-t-il pas le prévenir en déchaînant la guerre civile, plus redoutable encore. Quoi qu’il en soit, les bruits de révolution qui couraient sur la place de Buenos-Ayres donnent une idée de l’état de l’opinion publique : chacun s’attend à la guerre, tant cette triste solution des difficultés pendantes semble naturelle sur les bords de la Plata.

On le voit, la mission confiée par le peuple à M. Sarmiento n’est point facile, et, sans faire tort à ce personnage, on peut se demander si l’ascendant moral dont il jouit suffira pour maintenir la paix entre tous les élémens hostiles. En dépit de son orgueil bien connu, orgueil « qui ne tiendrait pas dans l’immensité des pampas, » le président élu n’est point un homme ordinaire, et son intelligence est des plus ouvertes. Dans ses visites en Europe, il ne s’est point borné, comme la plupart de ses compatriotes, à courir les salons, à prendre part aux bals et aux banquets diplomatiques, à se promener dans les villes de bains et de loisir ; au contraire, citoyen d’une république, il avait choisi pour amis des républicains, afin d’étudier avec eux les problèmes politiques et sociaux, il suivait les discussions des orateurs, les cours des savans, et travaillait sérieusement à son instruction[1]. Aux États-Unis, où il a résidé longtemps, il vivait dans la familiarité de plusieurs hommes éminens recherchant surtout la société de la Nouvelle-Angleterre, qui s’occupe tant de l’instruction du peuple, et souvent il déclarait que lui aussi emploierait dans son pays toute son activité et son influence politique pour augmenter le nombre des écoles et y développer les études ; il a même écrit sur ce sujet un ouvrage intitulé : les Écoles considérées comme base de la prospérité de la république des États-Unis. Il est à désirer qu’il tienne sa promesse. Dans la ville même de Buenos-Ayres, l’arrivée d’un grand nombre d’étrangers intelligens a eu pour conséquence de donner à l’instruction publique une très vive impulsion ; mais dans les provinces de l’intérieur et même dans celle de San-Juan, dont M. Sarmiento a été gouverneur, les populations sont encore dans la plus déplorable ignorance. On en peut juger par ce fait que pendant l’année 1867 les recettes totales de la poste pour une vaste province de la région des Andes se sont élevées à la somme dérisoire de 1,210 francs, et cependant cette province, dit un journal de Buenos-Ayres, se vante d’avoir assez de généraux et de colonels

  1. Voir, dans la Revue du 15 novembre 1846, l’article que M. de Mazade a consacré à on livre de M. Sarmiento intitulé Civilisation i Barbarie.