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et enlevant avec elle leur imagination endormie ; d’ailleurs il y a des crises dans la vie des peuples où ils sont jeunes au moins pour un temps. Alors que ne fait pas la chanson ! Quel discours d’orateur, quel décret de la convention eût pu atteindre à l’effet prodigieux du refrain de la Marseillaise ?

À la place d’une inspiration venue à propos et d’une chanson de circonstance, supposons un héros que les générations ont adopté et qui est de tous les temps : quel ne sera pas le travail des imaginations sur son histoire ! Le poète, dévoré du besoin de croire et de faire croire aux actions les plus merveilleuses, agrandit, embellit, presque sans en avoir conscience, les traditions acceptées. Au lieu d’admirer la crédulité avec laquelle les hommes iront au-devant de la fiction, il faudrait s’étonner plutôt qu’ils n’ajoutassent pas à la réalité tout ce qu’ils imaginent. Quand un nom est en possession de réveiller les forces assoupies des âmes ou de faire frémir les fibres les plus intimes des nations, il est impossible que ce nom n’excède pas les limites de ce qui est ordinaire et naturel. L’exemple de Robin Hood, de Wallace et de Guillaume Tell en est une preuve. Ces trois héros sont placés sur la limite des temps héroïques de trois peuples, comme pour nous inviter à étudier de plus près de quelle façon l’esprit humain passe insensiblement du réel au fictif.

Wallace, le plus digne entre les trois de l’attention sérieuse de l’histoire, apparaît seulement dans deux ou trois circonstances, — un mouvement insurrectionnel de l’Écosse contre Edouard, une bataille et des châtimens cruels dont il fut la victime la plus lamentable. Dans l’intervalle qui sépare ces circonstances, et même durant plusieurs années, il disparaît complètement ; tout se fait, tout se passe alors sans Wallace. Un si petit nombre de traces laissées par ce héros ne lui fait qu’une petite place dans la réalité ; telle est encore diminuée par les jugemens contradictoires des historiens. Tandis que les chroniqueurs écossais, qui sont en petit nombre, le gratifient de toutes les vertus et le comblent de toutes les louanges, les Anglais, qui abondent alors en monumens historiques, l’accablent, ce qui est dans l’ordre, de tout leur mépris. Ce brigand, ille latro, c’est ainsi toujours qu’ils l’appellent. Bien que ce dédain tourne à son avantage, il permet de supposer que son rôle, tout patriotique, je le veux, ne fut pas de premier ordre ; mais, si on le cherche dans le poème que Harry l’Aveugle répétait au XVe siècle, quelle métamorphose ! Il est le libérateur, le sauveur de son pays, il est l’Écosse elle-même. Ce n’est pas tout : il est un saint, sa vie et sa mort ressemblent à celle du Sauveur ; il est trahi par mn nouveau Judas, à la suite d’un dernier repas qui rappelle en quelque manière la cène de la Passion. Sa force est surhumaine, avec un bâton il met hors de combat six hommes armés jusqu’aux dents. L’Écosse ne suffit