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Notre opinion est que, s’il compromet la réalité des détails du drame, il confirme l’existence du héros.

Si nous voulions chercher des preuves en faveur de Guillaume Tell, nous aimerions à nous prévaloir de l’opinion d’un historien philosophe et positiviste dont nous avons naguère ici même[1] exposé les idées. Buckle, qui n’affectionne pas les héros, a quelques pages très remarquables sur l’autorité des traditions. Il montre, avec des exemples ramassés dans tout le moyen âge, que les récits oraux transmis de siècle en siècle sont moins entachés de fausseté que les chroniques primitives : c’est en se mettant à écrire pour la première fois que les générations ont le plus menti. Il en résulterait que, si les chroniqueurs du XIVe siècle avaient parlé de Tell, leur témoignage serait loin d’avoir le prix qu’on y attache parce qu’il n’existe pas. Comment la légende du héros national a-t-elle pu naître, grandir et prendre la forme que nous lui voyons ? C’est là une question qui mérite que nous fassions pour l’examiner un temps d’arrêt dans la lecture de nos ballades.

Les chansons jouent un double rôle dans l’histoire des peuples. Non-seulement elles tiennent lieu de monumens historiques et font revivre le passé, mais elles sont une force morale, nationale, et préparent l’avenir. Pourquoi ce guerrier Taillefer va-t-il entonner au milieu du champ de bataille de Hastings la chanson de Roland ? Dans un état de civilisation plus informe, que signifie le chant de mort de Chactas ? « Je suis brave, dit-il aux Muscogulges, je vous défie, je vous méprise plus que des femmes… » Il ne le dit pas, il le chante ! L’auteur n’a fait ici que suivre la nature fidèlement observée. Le chant est une force morale : ils le savaient bien, ces chrétiens qui enduraient le martyre en chantant des hymnes ! Ils chantaient aussi, ces malheureux templiers, sur le bûcher de Philippe le Bel, et il fut poète au moins une fois l’écrivain qui, pour exprimer l’accomplissement de l’affreux sacrifice, trouva cet hémistiche plein d’âme : « les chants avaient cessé ! » Si le chant est puissant sur l’âme des individus, que ne peut-il sur l’âme des nations ? Tour à tour il les console, il les charme, il les exalte, il les rend capables de faire les choses les plus difficiles ou les plus grandes. Le travail même que le lecteur a sous les yeux a pour objet de montrer que la chanson triomphe successivement du froid, de la faim, de la tyrannie et de la conquête. N’en jugeons point par notre délicatesse moderne et par nos impressions fugitives. Les peuples jeunes n’ont pour sortir de la prose de leur vie journalière et pénible que l’essor de la chanson déployant tout à coup ses ailes

  1. Voyez la Revue du 15 mars 1868.