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que le dernier terme et la juste récompense d’une courageuse incubation. Ses esquisses l’attestent. On n’y aperçoit pas, il est vrai, la trace de préoccupations anatomiques excessives. Quoiqu’il connût à fond le squelette et l’écorché, jamais il n’a cédé à la tentation de donner au-dessous une saillie exagérée. À l’exemple des Grecs, il s’est contenté, le plus souvent du moins, d’étudier la nature animée ; mais comme il l’a regardée, connue, comprise ! C’est le modèle vivant qu’il prenait pour guide, et presque toujours il commençait par esquisser ses personnages tout à fait nus, même quand il devait les peindre drapés. Ainsi furent dessinés Alexandre et Éphestion dans le Mariage de Roxane, les deux disciples éblouis et renversés aux pieds du Christ dans la Transfiguration, deux hommes de la Mise au tombeau et d’autres encore. Les bras et la jambe gauche de la Vierge de la Grande sainte Famille, si admirablement drapés, sont découverts au contraire dans le dessin primitif au crayon rouge, qui est au Louvre ainsi que le tableau. Raphaël n’improvisait pas, qu’on le sache bien. Il connaissait, lui aussi, les tâtonnemens, les retours sur lui-même, les humbles repentirs. Prenez le fac-simile des études tracées pour l’École d’Athènes, vous y verrez la position des jambes de Diogène plusieurs fois modifiée. Le trait juste n’est pas venu d’emblée, la ligne vraie et expressive s’est fait attendre. Chacun se rappelle cette figure de femme à genoux, d’une tournure superbe, qui est au bas du tableau de la Transfiguration et que reproduit aussi la fresque d’Héliodore ; le fac-simile du dessin démontre qu’elle a été patiemment élaborée d’après une femme du peuple. Sur cette même feuille, vous pouvez suivre les phases qu’a traversées la pensée hésitante du maître. Il a cherché, il a changé les plis de la coiffure, ajouté des bandelettes, recommencé trois fois la tête, allongé le bas de la robe. Lorsque les filles du Transtevère ne lui offraient pas la beauté par lui rêvée, il poursuivait cet invisible objet jusqu’à ce que son imagination l’eût conçu et sa main fixé. Cette poursuite était laborieuse ; on ne peut en douter en lisant la lettre à Balthazar Castiglione où sont exprimés le regret de n’avoir pas de modèles assez beaux et l’habitude d’y suppléer par la conception réfléchie d’une beauté idéale. Après ces préparations savantes et minutieuses, son œuvre s’épanouissait enfin, naturelle et fraîche à l’égal d’une fleur. Le fait est vrai ; mais pourquoi donc n’en raconter que la moitié et dissimuler les efforts très calculés, très volontaires, au prix desquels le roi des peintres a conquis sa couronne ?

Ainsi l’œuvre païenne de Raphaël est le fruit de son génie personnel beaucoup plus que le produit de son milieu. Pareillement c’est l’âme du peintre bien plus que l’âme de son temps qui res-