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« Je priai Dieu et implorai sa bonté, puis je bandai l’arbalète avec douleur. De terreur et d’angoisse mon cœur de père saignait. Ma flèche pourtant frappa le but. Mon enfant fut sauvé ; sans le blesser, j’enlevai la pomme du haut de sa tête. »


On cite un tireur pensylvanien qui de nos jours avec une carabine, à une distance de dix-huit yards, abattit une petite pomme placée sur la tête d’un autre homme ; tous deux étaient ivres. Sans aller jusqu’en Amérique, Hérodote raconte que le roi Cambyse paria qu’il percerait d’une flèche le cœur d’un enfant placé à distance. Le coup tiré, on ouvrit la poitrine de la pauvre victime : le trait avait traversé le cœur par le milieu ; le roi Cambyse était à boire quand il eut l’idée de cette prouesse. Historiens et poètes sont remplis de récits pareils. Je ne sais si tous ces exemples rendent le fait de Guillaume Tell plus croyable.

A-t-on remarqué ce qui se passe à la représentation de cette scène ? A l’Opéra, point de difficulté : le spectateur ne demande qu’à être séduit, on est dans le royaume du merveilleux ; mais je doute que dans le beau drame de Schiller, quand on a la réalité sous les yeux, quand un père va risquer un tel coup, et qu’il donne à son enfant une assurance qu’il n’a pas, quand les bras lui tombent deux fois, bis patriœ cecidere manus, quand il prie Dieu et qu’il tire, je doute que le spectateur puisse croire tout ce qu’il voit. Et cependant remarquez l’art infini avec lequel cette scène est disposée ! L’idée infernale d’ordonner au père de tirer sur la tête de son enfant ne vient pas d’elle-même au tyran. C’est la victime qui la lui inspire ; lorsque Gessler, cherchant une torture, a prononcé ces mots : « Tell, tu es un maître archer ; on dit qu’à tous les coups tu atteins ton but, » l’enfant s’écrie : « Cela est vrai, monseigneur, mon père abat une pomme à cent pas. » Et ce mot lui devient fatal. Ce n’est pas tout : la témérité du père demeurait inexpliquée, le grand poète dramatique donne à Wilhelm l’audace de l’orgueil. C’est le maître archer plutôt que le père qui accepte le défi. Écoutez la mère, quand son enfant est hors de danger, quand elle le serre convulsivement dans ses bras :


« Est-ce bien sûr ? Il a pu tirer sur toi ? Comment l’a-t-il pu ? Oh ! il n’a point de cœur… Dieu du ciel ! quand je vivrais quatre-vingts ans, toujours je verrais mon enfant lié et son père visant à sa tête, et toujours cette flèche me traversera le cœur… O hommes au cœur dur ! quand leur orgueil est blessé, ils sont sourds à la voix de la nature. »


Schiller a puisé cette conception dans son âme, il était grand poète dramatique. La parole de l’enfant lui a été fournie par Goethe,