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du poète, n’osait parler, c’est un danger qui m’appartenait. » Le coup d’arbalète célèbre fut considéré comme un jugement sur la tyrannie. « En Dieu était toute mon espérance, en Dieu qui a conduit ma flèche. » Ce coup réel ou fictif a plus fait pour la liberté que celui qui abattit Gessler au chemin creux, et que tous ceux qui en un même temps et par une conspiration générale fondirent sur la tête des prévôts. L’arbalétrier s’appelait tout simplement Wilhelm ; quant au nom de Tell, qui signifie simple, il paraît l’avoir porté à titre de sobriquet. « Si j’avais été un homme avisé, on ne m’eût pas appelé Tell. » C’est là une de ses réponses à Gessler dans les chroniques et dans le drame de la Jolie Comédie, dont il est le héros, et qui est de 1542. Admirez les plagiats des traditions populaires. Ainsi les rois furent chassés de Rome par un homme qui jouait la sottise, et le beau nom de Brutus n’était que le sobriquet de la stupidité.

Le fait du chapeau de Gessler est devenu ridicule, parce qu’il a été mal compris. Citons les expressions du Tellenlied. Après avoir rappelé plusieurs exemples de cruauté des prévôts, Wilhelm ajoute :


« Écoutez une autre preuve de méchanceté. A Altdorf, contre les tilleuls, le prévôt planta le chapeau et dit : Je veux savoir celui qui ne lui rendra pas honneur.

« C’est là ce qui m’a porté à risquer ma vie. Je prêtai l’oreille aux gémissemens à la plainte amère des hommes du pays. Je consentis à mourir plutôt que de vivre dans un tel abaissement. Je résolus d’assurer à mon pays l’indépendance.

« Je refusai d’honorer le feutre seigneurial, le chapeau suspendu à la perche…. »


Le poète ne s’y est pas trompé ; il n’y a ici ni satire ni déclamation, tout est sérieux. Le chapeau était un signe féodal et militaire comme la bannière. Planter le chapeau, ce n’était pas un genre de tyrannie horrible et bizarre, comme on l’a beaucoup dit après Voltaire ; c’était, selon le droit germanique, convoquer le peuple aux assises ou pour la guerre[1]. En passant la tête, couverte devant le chapeau, l’arbalétrier ou l’homme courageux, quel qu’il soit, qui prononça la première parole, qui eût le premier geste de la liberté, refusait de donner une preuve de sa soumission au duc d’Autriche, et protestait en action contre l’usurpation féodale.

Voici maintenant la pierre d’achoppement, l’histoire de la pomme, qui a fait autrefois de Wilhelm un héros, et qui est précisément ce qui le fait reléguer aujourd’hui parmi les êtres fabuleux.

  1. Voyez Jacob Grimm, De l’ancien Droit allemand, cité par M. Hisely.