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pas rapprocher, si la vénérable antiquité de l’un ne le soutenait pas vis-à-vis de l’infinie supériorité de l’autre. « Que notre union, dit le grand poète en terminant, soit, dans ce bouleversement général, d’autant plus solide et durable ; opposons ensemble aux malheurs notre courage, songeons à conserver des jours qui doivent nous être chers… Celui qui s’émeut en des temps où tout s’ébranle étend le désastre ; mais celui dont l’âme est inaltérable se crée lui-même un monde. »


III. — LE HEROS NATIONAL.

Ni le pays d’Hasli, ni les vallées d’Interlaken et de Frütigen n’ont enfanté le héros national. En domptant la terre, ils l’ont ouverte aux seigneurs et aux puissans de ce monde ; ils ont pu fonder la liberté qui s’achète à force de sueurs et de privations, non celle qui s’arrache les armes à la main. Il faut chercher au fond du lac des Quatre-Cantons le souvenir de l’homme dans lequel la nation s’est personnifiée. Encore n’est-ce pas dans la grande vallée de droite, celle d’où tombe la Reuss et qui descend du col du Saint-Gothard : elle est trop large et trop ouverte aux étrangers. C’est sur la gauche, à Burglen, au-dessus d’Altdorf, dans une gorge étroite ouvrant passage à un torrent, qu’est né Guillaume Tell. Une chapelle est bâtie sur l’emplacement où, selon la légende, s’élevait sa maison. Aujourd’hui le Schächen, grondant encore, mais soumis, met en mouvement des scieries. Autrefois, impétueux comme l’enfant de Burglen, il débordait sur les habitations de la plaine et ravageait souvent Altdorf. Quelle pouvait être alors l’industrie des habitans de cette coulée montant en échelle entre des pics infranchissables jusqu’au blanc Klariden ? Ils chassaient, couraient le pays, vivaient de peu, souvent au dehors, et comptaient pour unique bien leur liberté personnelle. Quoique le préjugé de la Suisse fasse du canton d’Uri tout entier un pays toujours libre, c’est-à-dire, comme on l’entendait au moyen âge, ne dépendant que de l’empereur, l’autre vallée d’Uri, celle de la Reuss, a pu appartenir à des maîtres ; mais la vallée du Schächen n’a pas de forteresses en ruine, elle était pauvre, et ne présentait aucun passage à l’homme de guerre. C’est bien là le coin de terre préservé, le nid caché où dut naître le héros de l’Helvétie, si du moins toute son histoire n’est pas une fable.

Un traducteur anglais du Guillaume Tell de Schiller divise en deux classes les écrivains qui ont nié l’existence et les exploits du fameux arbalétrier : celle des amis de l’Autriche, qui ne veulent pas qu’on dise du mal des prévôts autrichiens, celle des partisans de la