Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/807

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’exhortaient entre eux comme la colonie exilée dont parle le poète antique : soyons courageux, soyons des hommes, peut-être sommes-nous au plus fort de nos maux, passi graviora. Le pauvre rimeur se rencontre avec Horace, qu’il ne connaît pas même de nom. S’il est illettré, il est pieux, et il prête une large part de sa confiance aux sauvages émigrans dont il est l’arrière-neveu ; il leur met dans la bouche d’ardentes prières, des cris vers le ciel, afin que Dieu les conduise au plus tôt dans une autre patrie où ils trouvent la nourriture. Christ les entend, Christ leur prépare le pain de chaque jour !

Sur sa route, le nouveau peuple de Dieu rencontre de nouveaux Moabites. Ce sont des comtes de l’empire des Francs, Frankenrych ; ils sont battus par la petite armée, et laissent en son pouvoir un gros butin. Encore un trait national, qui se retrouvera plus tard, que ce butin partagé également entre les grands et les petits. Ce n’est pas que la Suisse ait jamais manqué d’hommes de grand appétit disposés à se faire la part du lion. Après la défaite de Charles le Téméraire, l’or du duc de Bourgogne faillit remporter la victoire qui avait échappé à ses armes : les cantons suisses furent sur le point d’en venir aux mains et de se déchirer. Il fallut pour obtenir un juste partage l’intervention d’un saint, Nicolas de Flühe, un saint fort désintéressé dans la question, puisqu’il passait pour avoir vécu vingt ans sans manger ; mais il est permis de croire que le grand nombre des pauvres et des petits y fut pour quelque chose.

Voilà nos pèlerins de la famine devenus riches. À travers mainte ville et mainte campagne, ils parvinrent au Rhin, et remontèrent ce fleuve, car ils firent une station avant de s’établir sous les glaciers de l’Aar, et le peuple d’Hasli ne fut qu’un rameau de la colonie primitive. Pourquoi prirent-ils cette direction ? La raison qu’en donne le poète est ingénieusement touchante : il prétend qu’ils cherchaient un séjour dans le duché d’Autriche à cause de la ressemblance de ce pays avec leur mère-patrie. Jusqu’à quel point longèrent-ils le beau fleuve ? Pour répondre à cette question, il faudrait savoir où placer la contrée qui leur fut donnée à défricher. Elle s’appelait, dit le poète, Brockenbirg, montagne brisée ; mais la chanson n’ajoute pas le nom moderne. Cette montagne brisée est-ce, comme le propose M. Rocholz, le Freckmund, une branche du sombre Pilate qui domine Lucerne ? Freckmund ou Fragaemont, Fractus mons, a tout l’air d’un nom vaudois germanisé. Ne serait-ce pas plutôt le double mont des Mythen, qu’on croirait séparés par le sabre de quelque Titan, et qui s’élèvent au-dessus de Schwyz, en plein cœur de la vieille Suisse ? Quand on vient d’Einsiedeln, dans le pays de Schwyz, les deux Mythen, placés l’un derrière l’autre, ne font qu’un ; à mesure que l’on franchit le Sattel et que l’on