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domaine, qu’est la scène du vieux chant de l’Ostfriesenlied, qu’on peut justement appeler l’épopée de la faim. Le titre de cette chanson vient de la quatrième strophe, où il est dit que le pays d’où les aïeux des hommes d’Hasli furent chassés par la famine s’appelait Suède et Frise orientale. Une cruelle disette désolait cette région, il y a bien des siècles, au moins quinze cents ans, s’il en fallait croire le poète. Nous avons vu que ces chantres populaires sont toujours très précis sur la chronologie ; ils n’hésitent pas sur les dates, même quand ils confondent les événemens. Les vivres devenant de plus en plus rares, et beaucoup d’hommes mourant de faim, le roi assembla son conseil, où il fut résolu et voté à main levée qu’un dixième de la population quitterait le sol de la patrie afin de prolonger la vie de ceux qui demeureraient. Cependant tous préféraient mourir dans la patrie. nul ne voulait partir : grand embarras, terrible démêlé, dit le poète. On tira au sort ; après cela, plus de sollicitations ! noble ou paysan, quiconque était désigné devait s’exiler ; larmes et plaintes devenaient inutiles. Au bout d’un mois, il fallait s’en aller avec biens, femmes et enfans ; puis, la famine s’étant accrue encore, le délai fut abrégé ; les malheureux n’eurent plus qu’une semaine ; la désobéissance était punie de mort.


« L’on était riche, l’autre était pauvre, mais tous criaient : Dieu, ait pitié de nous ! Où devons-nous porter nos pas ? Il nous faut vendre nos biens, abandonner notre patrie, afin d’échapper à la famine !

« O Seigneur, protégez-nous ! Quelle douleur ressentit plus d’un cœur de mère ! Bien grande fut leur angoisse ; ils souffrirent la faim, le froid, un, cruel dénûment. Des femmes enceintes prenant Dieu à témoin furent envoyées en exil.

« D’autres menaient de petits enfans par la main ; ils emportaient leurs minces provisions ; ce spectacle serrait le cœur : les rochers en eussent été touchés de pitié. Point de maisons, point de foyers ; leurs plaintes s’élevaient jusqu’à Dieu !…

« O Dieu fidèle, du haut de ton royaume accorde-nous ta grâce et ta pitié ; nous voici condamnes à errer sur les chemins ! »


Ils partirent au nombre de six mille hommes, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans : les chiffres ne sont pas moins précis que les dates. Un serment les lia tous entre eux ; ils jurèrent de ne jamais s’abandonner. Ce serment fut la première confédération, le premier Bund. C’est déjà la Suisse ; son berceau errant franchit bien des montagnes, bien des rivières. Le Seigneur, dit le chantre d’Hasli, conduisit la nation par la main. Suivant sa remarque naïve, ils souffrirent plus de la faim que de la soif ; mais ils