Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/803

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bien ! vous n’avez rien perdus. Nous avons des trésors ; ils s’appellent plaies et bosses, coups et horions…. »


On peut maintenant se faire une idée générale du fond de ces poésies et de la physionomie des auteurs. Ajoutez un certain cadre qui ne varie guère, une entrée en matière et une terminaison toutes personnelles qui sont comme l’enseigne du poète, de brusques mouvemens, des strophes qui jaillissent souvent sans transition et qui n’en sont que plus naturelles, un tour vif qui rappelle souvent les ballades anglaises. non pas toujours, car celles-ci sont les joyaux du genre, enfin certaines formes particulières qui se répètent, comme cet exorde : « voulez-vous entendre un chant nouveau ? » ou cette soudure : et voulez-vous savoir ce qui en advint ? » Les faits sont quelquefois extraordinaires. « Croyez-moi, sur ma parole ! » s’écrient les poètes ; mais leur figure favorite est l’apostrophe. A tout instant, ils s’adressent à la confédération, à ses cantons, à ses villes. Ce qui est forme oratoire ou poétique chez d’autres est naturel dans une nation républicaine et fédérative pour laquelle ces désignations, — canton, ville, — sont non pas des idées collectives et abstraites, mais des êtres réels et vivans, de petits peuples, des familles ayant un caractère et une volonté. Quant au style, il est âpre comme la nature, rude comme les montagnes où ces chants ont résonné pour la première fois ; cependant, adouci par le lointain des âges, il nous rappelle les sons rauques de l’alphorn répercutés par les murailles de granit des Alpes bernoises. Les accords qui sortent de cette corne creusée et emmanchée d’un long tube de bois sont peut-être déplaisans à une oreille délicate ; mais, répétés et heureusement affaiblis par l’écho à travers la solitude silencieuse, ils produisent sur l’âme une profonde impression.


II. — L’EPOPEE DE LA FAIM.

Il est remarquable que le chant qui nous fait remonter aux époques les plus anciennes de la Suisse ait pour sujet les dures privations que souffrirent les premiers aïeux. La famine a donné naissance au peuple qui a le plus fatigué sa terre. Une tribu des froides contrées du nord, chassée de sa patrie par la disette et désignée pour l’exil par la voie du sort, puis traînée par le hasard à travers des régions ennemies qui appartenaient à des émigrations plus heureuses, repoussée de toutes parts au milieu de la prise de possession des terres fertiles, se contente enfin de ce dont nulle autre ne voulait, d’un lot de terre affreux, inabordable, dont les vallées les plus profondes et les mieux abritées étaient à deux mille