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comprend qu’il ait acquis le vif sentiment des gestes énergiques, des attitudes viriles, des poses athlétiques ; mais comment ces exercices d’hommes ou de jeunes garçons, comment ces conflits de la force brutale, lui auraient-ils révélé la grâce ingénue de la nudité virginale ? Lorsque Praxitèle eut terminé sa plus belle statue d’Aphrodite, la déesse s’écria, dit-on : « Où donc cet artiste m’a-t-il vue ? » Les Grâces de Raphaël, sa Vénus, sa Galatée, ses nymphes, auraient pu s’étonner plus justement et demander : « Où donc Raphaël a-t-il surpris le secret de notre beauté ? » En aucune des villes qu’habita le peintre, il ne rencontra ces apparitions de la femme dont il a laissé tant d’images radieuses. D’ailleurs à quels modèles vivans assez nombreux, assez parfaits, assez intelligens, eût-il emprunté ces formes si diverses, ces nuances si délicates de l’idéal féminin ?

Afin de s’assurer par une observation décisive que le sens de la beauté plastique, au point où il le posséda, fut bien chez Raphaël chose personnelle et innée, qu’on regarde à côté de lui ses deux puissans émules, Michel-Ange et Léonard de Vinci. Quelque grand que soit le premier, il faut fermer les yeux pour ne pas voir qu’il n’a su dessiner que des athlètes. Sous ce crayon dantesque, la femme, la jeune fille, l’enfant même, revêtent des proportions herculéennes, développent des muscles de lutteurs. Dites qu’il a cédé au plaisir de faire des corps, à la bonne heure, vous serez dans le vrai ; mais il a expié cet amour désordonné du relief anatomique en tombant dans une monotonie dont Raphaël s’est toujours préservé. Quant à Léonard, ni sa prodigieuse science, ni sa passion pour les beautés de l’antique, qu’il connut et put contempler autant que Raphaël, ne lui donnèrent l’intuition de la plasticité éloquente et pure, que la nature, paraît-il, lui avait un peu refusée. Trop voluptueuse et pas assez belle, sa Léda a les hanches fortes, le buste court, l’expression sensuelle. Pour les têtes les plus diverses, ce maître si habile n’a qu’un sourire, le sourire fascinateur et troublant de la Monna Lisa, qu’on est surpris de voir errer et sur la bouche de la Vierge et sur les lèvres mystiques et maternelles de sainte Anne. Au reste, ce qui manquait à son génie, il le savait bien. Il gémissait de poursuivre en vain la perfection achevée de la forme visible, et il fit dire à Platino Pilato, dans une épitaphe composée pour lui de son vivant et sous ses yeux :

Mirator veterum, discipulusque memor,

Defuit una mihi symmetria prisca. Peregi

Quid potui. Veniam da mihi, posteritas[1].
  1. « Admirateur et disciple reconnaissant des anciens, il m’a pourtant manqué leur science de la proportion. J’ai fait ce que j’ai pu. Que la postérité me soit indulgente. »