Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/799

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tombèrent comme autant de pierres, et furent emportés parle courant. » En terminant, il s’écrie avec un accent lyrique : « Celui qui nous a donné ce chant a dit son nom. Il s’est trouvé à ces rencontres, il s’appelle Hans Ower, et dans le pays de Lucerne il crie à Dieu bien haut : Seigneur, préserve de tout mal et dommage la confédération ! » Avec le temps, les poètes furent dispensés d’être soldats. Quand ils cessèrent de faire autre chose que des couplets, ils gagnèrent peut-être en habileté, non en franchise d’inspiration. Leur talent devint une industrie. Quelques-uns, les plus heureusement doués, savaient demander poétiquement. Ainsi un rimeur célèbre de son temps en Suisse et dans le Brisgau, Weber, qui paraît avoir couru à la suite des camps durant toute la lutte contre Charles le Téméraire, avoue, non sans grâce, qu’il a perdu tout ce qu’il possédait à la guerre, mais que les braves Suisses, à Morat, lui ont regagné une nouvelle fortune. Un autre déclare moins noblement qu’il n’a pas trouvé le secret de beaucoup dépenser et d’être à son aise ; mais voyez la décadence de ces pauvres poètes dès la seconde moitié du XVe siècle, en voici un qui termine en ces mots un chant sur la bataille de Granson : « Celui qui nous a dit cette chanson a bien voyagé, car le bon vin est cher, et la fortune ne loge pas dans sa poche. C’est pourquoi il se plaint de sa mauvaise étoile, et il implore une petite collecte. » Ce rhapsode nécessiteux n’avait pas de métier ; il vivait, comme beaucoup de ses pareils, aux frais du public amassé au bruit de ses chansons. D’autres étaient les chanteurs attitrés des villes, les poètes lauréats de ces petites républiques. Jérôme Muheim, auteur du Tellenlied ou Chant de Guillaume Tell, était préposé aux fêtes du tir de l’arquebuse à Altdorf en 1633. Ses fonctions l’obligeaient à être poète, improvisateur et même acteur. Il débita son liedli, jouant le personnage du fameux arbalétrier. Pauvre Muheim ! il comptait cependant parmi ses ancêtres deux héros qui avaient succombé à Marignan.

Tels sont les vieux poètes suisses. Imaginez-les marchant à la tête des petites bandes de leurs compatriotes, portant une épinette garnie de cordes de cuivre ou d’acier avec laquelle ils accompagnaient le rhythme monotone de leurs interminables couplets. On en voit souvent de pareilles dans les montagnes des Vosges. Tantôt ils charmaient par leurs chansons les ennuis de la route, tantôt ils réunissaient autour d’eux dans les haltes les pâtres devenus guerriers, et leur racontaient en rimes les hauts faits des ancêtres. Une bonne place leur était toujours offerte à table et dans la chambrée. Ils avaient une prédilection pour le poêle, le grand poêle qui monte jusqu’aux lambris, et derrière lequel sont disposés des degrés où vont s’asseoir les vieillards et les enfans. Nous trouvons parmi eux