Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/798

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pouvons imaginer. En général, ils ne manquent guère de parler d’eux-mêmes. En Angleterre, les ballades sont anonymes ; en Suisse, les poètes mettent leur nom sur leur chanson, comme les propriétaires sur leur chalet. Soit que la poésie passe pour une fonction officielle en ces petites républiques, soit qu’en ce peuple rude la poésie, plus rare, soit un gagne-pain, ils signent leur chanson dans leurs dernières strophes, La Suisse a ressemblé à ces familles nécessiteuses qui vivent à grand peine et ne peuvent songer à chanter. Le pays le plus poétique du monde est pauvre en poètes. L’art des vers est si bien pour eux une industrie, qu’ils le joignent à quelque autre métier. Tantôt ce sont des curés ; ils ont le ton grave, prêchent la morale, et semblent être de l’opinion que les longs sermons sont les meilleurs. Tantôt ce sont d’honnêtes bourgeois, des artisans, des garçons de ferme. Deux d’entre eux mettent leur esprit en commun pour faire sur la mort de Charles le Téméraire une chanson dont le tour ne manque pas de vivacité. « Et qui a chanté cette chanson ? Deux jeunes garçons suisses qui savent de bonne source que le duc Charles ne reviendra pas de Nancy. » Il y a dans ce petit Parnasse de la liberté suisse un maître d’école du pays de Saanen, sur les confins de l’Oberland et du pays de Fribourg. Ce brave instituteur d’un pays où l’on fait aujourd’hui le pacifique commerce des fromages de Gruyère semble avoir pris part à la guerre contre l’empereur Maximilien, vers la fin du XVe siècle. Il réclame la reconnaissance des puissantes villes de Berne et de Fribourg ; pensez-vous que ce soit pour avoir combattu ? Point, c’est pour avoir fait une chanson qui ne manque pas d’une certaine beauté. Je trouve un poète du beau sexe, tout au moins une chanteuse, qui faisait un petit négoce ambulant parmi les soldats, krämerin. Elle chantait une complainte qu’elle avait apprise de son amant, et dont le sujet était la mort d’Hagenbach, ce terrible prévôt de Charles le Téméraire, moins terrible pourtant que ne l’ont fait les poètes, les historiens et les romanciers. Le plus grand nombre de ces rhapsodes montagnards furent soldats dans l’occasion ; ce qui est certain, c’est qu’ils se piquent d’avoir vu les batailles qu’ils mettent en rimes et de se battre aussi bien que de chanter. J’en crois sur parole les plus anciens ; il en faut juger par la strophe simple et fière sur laquelle ils terminent. Halbsutter, de Lucerne, l’auteur du chant de Sempach, se vante d’être bien connu pour avoir joyeusement couru aux armes, et, de retour du combat, joyeusement composé sa chanson, a J’ai vu moi-même, dit Sans Owen le Pindare de la bataille de Ragaz, en 1446, j’ai vu avec admiration, dans ce jour de victoire, seize cents hommes couchés sur le terrain. Ceux qui allèrent dans le Rhin refroidir leur ardeur y