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Interrogez-vous l’histoire ? L’éloquent Jean de Müller qu’a-t-il écrit, si ce n’est une pastorale politique ? Il semble, à le lire, que les Suisses aient été un peuple de sages, vivant de peu par principes, labourant philosophiquement ses champs suspendus au flanc des montagnes, ne respirant que la paix, et faisant la guerre seulement quand un prince venait troubler sa vertueuse placidité.

Il s’en faut que cette Arcadie fût si heureuse. Au XVe et au XVIe siècle, l’indigence des Suisses avait passé en proverbe. L’état politique et moral des habitans était aussi éloigné d’un âge d’or que la prospérité matérielle de la contrée. Le pillage amenait la guerre, et le partage du butin mettait périodiquement en danger la confédération. Les villes étaient ennemies des barons, les campagnes ennemies des villes. Chaque vallée renfermait un peuple que la défiance ou la difficulté de vivre armait contre ses voisins. Pour être petites, les guerres n’en étaient pas moins atroces. Dans ce pays voué à l’églogue moderne, les hommes ont été ingénieux dans la trahison, dans la vengeance, dans l’invention des supplices. Un maire de Zurich, au XVe siècle, ayant été vaincu par les montagnards confédérés, des hommes de Glaris lui ouvrirent le ventre tandis qu’il respirait encore. Ils frottèrent de sa graisse leurs souliers et leurs piques, et après l’avoir coupé en morceaux le jetèrent dans le Sihl, cette charmante et sournoise rivière qui fait les délices des voyageurs sur la route d’Einsiedeln à Zurich. Il n’y a peut-être pas de peuple qui ait passé par tant de cruautés pour arriver à être libre, ni par tant de misère pour parvenir à l’aisance.

Nous avons sur la Suisse des témoins plus fidèles que la vue même du pays, que sa littérature et son histoire : ce sont les chansons, car les Suisses primitifs, race allemande, ne font pas exception à ce que dit Tacite des Germains ; « ils ont des chants divers qui sont tous leurs mémoires et toutes leurs annales. » Le pays respire le bonheur et même la richesse : les ballades nous le montrent stérile, presque impénétrable, et ses habitans travaillant dans l’extrême détresse. La littérature ne nous parle que de désintéressement et de sagesse : dans les ballades, nous ne voyons que violences.. L’histoire, au moins telle qu’on l’écrivait jusqu’à la fin du siècle dernier, ne se lassait pas de nous faire admirer la concorde et le patriotisme des citoyens : les mêmes ballades nous font apercevoir des peuples divisés à l’infini par leurs intérêts comme par leurs neiges et leurs glaciers. En déchiffrant ces vieux mémoires rimes que des pâtres se sont transmis durant les siècles, on peut reconstruire en imagination le redoutable passé de ces paisibles et riches cantons dont les chemins sont les plus sûrs de l’Europe ; on forme peu à peu la chaîne de cette nationalité mêlée et diverse où la race