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ne sait pas encore la limite de ses propres facultés et s’obstine à ne s’en attribuer que deux, privées de régulateur et de lien.

Ne va pas croire qu’en donnant le nom de troisième âme, d’âme supérieure en contact avec l’universel, au troisième ordre encore peu défini de nos facultés vitales, je sois tenté de croire cette âme impersonnelle et de l’abîmer en Dieu. Je n’en suis pas là ; je pense avec nos ancêtres de la Gaule que l’homme ne pénétrera jamais dans Ceugant, et je ne les suis pas dans cette notion que Dieu lui-même puisse habiter l’absolu du druidisme. La fin d’un monde ne me surprend pas, mais la fin de l’univers n’entre pas dans ma tête. L’existence diffuse, la disparition du moi, l’extinction de la personne, me paraissent l’écroulement de la Divinité elle-même.

Mais voici l’heure du bain. Là-bas, sous les trembles, gronde une petite cascade de diamans qui nous appelle, et qui s’épanche en fuyant dans l’allée de verdure, sous les gros arbres penchés en forme de ponts, sous les guirlandes de houblon et de rosiers sauvages. Il y a là de petits jardins naturels que le courant baigne et qu’un furtif rayon de soleil caresse ; il y a des îles de salicaires et de spirées, des rivages de scutellaires et des presqu’îles d’épilobes. Une délicieuse fraîcheur nous attend dans cette oasis, ta fille y baigne ses poupées, et la vieille laveuse qui tord et bat son linge au bas de l’écluse s’arrête et sourit en voyant cette enfance et cette joie. Tout est salubre et charmant dans ce petit coin où j’ai rêvé autrefois d’une Fadette et d’un Champi. Couché dans l’eau et à demi assoupi sous l’ombre charmeresse, j’ai senti cent fois mon âme instinctive se mettre en parfait accord avec mon âme réflective, pour savourer et pour rêver. L’instinct thermique a son siège dans une de nos âmes, à ce que disent les physiologistes. Je ne vois point que ces instincts de la vie impersonnelle soient aussi impersonnels qu’on le dit. Ils produisent des effets très divers selon les individus, et, loin d’être toujours les ennemis de l’âme personnelle, ils lui procurent souvent, par la sympathie nerveuse qui unit leurs foyers, un état de santé morale que l’esprit isolé de la matière ne trouverait pas.

Il y aurait bien des choses encore à dire sur cette âme inférieure, véritable soutien d’une vie normale, fléau d’une vie corrompue. Je t’avoue que, si je la traite d’inférieure, c’est parce qu’en lisant Laugel je me suis imprégné à mon insu de sa technologie. Il est difficile de se préserver de cet entraînement en suivant la pensée d’un éloquent écrivain ; mais en y réfléchissant, en reprenant possession de mon moi intérieur, je trouve qu’il a trop vu la face excessive et repoussante de cette âme qu’il qualifie de spécifique. D’abord est-elle spécifique d’une manière absolue ? offre-t-elle à