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élégiaque, elle fit ses réserves, crut à des transformations prochaines, à des perfectionnemens dans l’ordre dramatique, instrumental. — De là bien des mécomptes qui n’eussent fait que s’aggraver, si la mort brutalement n’eût clos le débat et consacré pour l’avenir, en la voilant d’un crêpe, cette physionomie à part, idéalement jeune et mélancolique. En 1835, ce que nous voyons aujourd’hui n’existait pas, une muraille en quelque sorte séparait encore de l’Italie et de la France l’Allemagne intellectuelle, et le vieux principe « chacun pour soi » régnait partout. Goethe avait eu beau prétendre en faveur d’une littérature universelle (eine Weltliteratur), tandis qu’en France on reprochait à Weber son germanisme nébuleux, à Beethoven sa métaphysique, la critique allemande, commentant, étudiant, creusant Bellini, s’entêtait le plus naïvement du monde à l’affermir dans je ne sais quelles tendances de réformateur ! « Bellini traverse une crise ; s’il en sort victorieux, il peut être un jour le Luther de la musique italienne ! » Ces mots, que je traduis textuellement de Lexique musical de Schilling (année 1835), signalent l’esprit d’une époque. Donner à croire qu’avec quelques mélodieuses et sentimentales cantilènes on pouvait en arrivera réformer l’opéra moderne, autant vaudrait prétendre que c’est avec des pastorales et des triolets que Luther arrachait au pape des millions d’âmes ! Bellini ne fut point, comme Rossini, Meyerbeer, un génie progressif. En supposant qu’il eût vécu, l’autorité du maître ne lui serait pas venue davantage. Il eût à se copier, à se maniérer, perdu sa grâce adolescente sans la pouvoir jamais remplacer par les qualités vigoureuses de l’âge mûr. Du Pirate, son maiden-work (1827), aux Puritains, son chant du cygne, que de distance parcourue, d’expérience acquise, et cependant en quoi le style des Puritains diffère-t-il de celui du Pirate ? Que nous apprend de neuf le dernier de ces ouvrages sur les tendances dramatiques du compositeur, ses efforts vers le mieux. Est-ce de la sorte que procèdent ceux à qui l’esprit des temps porte conseil et qui vont de Tancredi à Guillaume Tell en passant par le Siège de Corinthe, Moïse et le Comte Ory, ou de l’Esule ai Granata, d’Eduardo e Cristina, au Prophète, à l’Africaine, en passant par Robert le Diable et les Huguenots ? Bellini fut, en musique, le jeune homme de la période de 1830, avec ses langueurs, ses désenchantemens ressentis pu simplement joués. Soit que les mécomptes de la politique y fussent pour quelque chose, soit que la seule mode le voulût ainsi, la jeunesse de tous les pays eut, au lendemain de la révolution de juillet, ce caractère de sentimentalisme amer et sensuel, de voluptueuse et chagrine ironie. Bellini convenait parfaitement à la circonstance ; la source de sa rêverie s’épanche sans cesse ; indistinctement il pleure sur toutes les infortunes de l’histoire et du roman. Chez lui, la prêtresse gauloise et les rudes puritains d’Écosse, les immortels amans de Vérone et la bergère florianesque ne connurent jamais d’autre langage que celui des mélancolies vraies ou fausses, des douleurs sincères ou guindées du moment. Il n’y