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Pour obtenir cette fermentation, qu’ils considèrent comme indispensable à la bonne santé future du tabac, les planteurs jettent dans une tonne pleine d’eau tous les détritus de feuilles, les côtes, les résidus du balayage des ateliers qu’ils peuvent réunir. Au bout de huit jours de macération, ce liquide, qu’on nomme betun[1], dégage une insupportable odeur d’urate d’ammoniaque. On en asperge les feuilles préalablement isolées et étendues, puis on confectionne les poupées et ensuite les tercios ou balles qui, la fièvre du ferment étant passée, exhalent, lorsqu’on les ouvre à Paris, un parfum tiède et légèrement vineux. Les manoques sont enlevées avec précaution, dénouées, secouées, trempées dans de l’eau pure et égouttées. Lorsque les feuilles sont redevenues flexibles, on les fait parvenir à l’atelier d’époulardage, où de vieilles ouvrières, choisies parmi les plus habiles, sont chargées de les déployer complètement, de les examiner, de les écôter, et de les classer selon la finesse, la couleur, la conservation du tissu. Ce sont ces femmes qui, en vertu d’une expérience lentement acquise, décident si telle portion de tabac doit se trouver à l’intérieur ou à l’extérieur du cigare, et de plus à quel genre de fabrication il convient de réserver telle ou telle feuille. Silencieuses et courbées au-dessus des mannes, elles étudient par l’odorat, la vue et le toucher chaque feuille séparément, avec la minutieuse attention d’un changeur appréciant une pièce de monnaie douteuse. Les fragmens de choix, ceux qui n’offrent ni épiderme trop dur, ni nervures trop saillantes, ni déchirures, sont roulés ensemble les uns par-dessus les autres à l’aide d’une machine composée de deux rouleaux mis en mouvement par un drap sans fin qui, saisissant la feuille, la fixe sur un mandrin de bois. Ce mandrin, semblable à un gros bâton de sucre de pomme, conserve ainsi toutes les feuilles réservées à la robe des cigares ; mais la préparation de la tripe présentait une difficulté qu’il a fallu résoudre. Il n’est pas douteux que le climat de La Havane, à la fois chaud et humide, n’ait une influence directe sur le tabac, et ne lui communique des qualités particulières. On a donc cherché à placer les feuilles destinées aux intérieurs de cigares dans un milieu analogue à celui qu’elles auraient eu à Cuba. On les enferme dans une salle où elles sont disposées dans des armoires ; chaque tas séparé, posé sur un tiroir à claire-voie, est muni d’un thermomètre. La température est invariablement fixée de 25 à 30 degrés ; de plus un jet de vapeur qu’on modère à volonté

  1. Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, une corruption du vieux mot petun, qui est encore resté dans le bas-breton sous forme de butun, et dans le turc sous celle de tutun ; betun signifie cirage, ce qui indique quelle est l’apparence du liquide employé pour provoquer la fermentation.