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et les tiges de céréales. Chaque masse contient en moyenne 40 ou 50,000 kilogrammes. Dans un tel amoncellement de matières végétales humides, la fermentation ne tarde pas à se déclarer ; les diverses espèces de tabacs, pénétrées l’une l’autre par les émanations, acquièrent peu à peu une saveur égale qu’on dirait empruntée à la même essence. La chaleur augmente de jour en jour, gagnant du centre à la circonférence, et atteint bientôt 75 et 80 degrés. Un thermomètre très attentivement surveillé et plongeant au cœur même des masses indique le développement du calorique. Dès qu’on peut soupçonner qu’il va dépasser le point scientifiquement déterminé, on fait des tranchées à coups de pioche, on donne de l’air à cet amas de matières fermentescibles par excellence, on éteint, pour ainsi dire, le feu qui les menace, et l’on évite la combustion spontanée, qui, sans cette précaution, ne manquerait pas de se produire. Des rideaux en forte toile grise garnissent les fenêtres et empêchent la lumière d’entrer trop vivement, ce qui pourrait donner à la fermentation une activité dangereuse. Une atmosphère énervante et lourde plane dans cette immense chambre, dont le parquet, les poutres, les lambris, sont recouverts d’une teinte brune caractéristique. Le tabac reste en masse pendant six mois ; il ne faut pas moins de temps pour que les résultats cherchés soient obtenus. Cette lente opération débarrasse le tabac d’une partie de la nicotine qu’il contient à l’état de nature et provoque une fermentation acétique qui, détruisant les acides, ne laisse subsister que des matières dont l’innocuité a été reconnue. Lorsqu’on démolit les masses, on voit flotter au-dessus d’elles un brouillard bleuâtre et léger semblable à ces vapeurs qui dans les jours d’automne courent sur le bord des rivières aux heures du soleil levant. Les ouvriers qui accomplissent cette besogne sont en sueur, comme s’ils travaillaient dans une étuve ; les lanières de tabac collées ensemble forment de larges paquets agglomérés dont la configuration irrégulière et rugueuse rappelle celle du marc de raisin pressé. On les désagrège à coups de hoyau comme des mottes de terre. A la sortie de l’atelier des masses, le tabac, mis en sacs, est transporté au troisième étage du bâtiment. C’est là que sont les engins de râpage, c’est-à-dire un moulin à l’anglaise installé selon tous les progrès de la minoterie moderne.

Ce fut dans la seconde moitié du XVIIIe siècle qu’on substitua les moulins pulvérisateurs au vieux système de râpe qui avait dominé jusqu’alors. Une telle amélioration ne se fit pas sans peine : les ouvriers des manufactures de la ferme se révoltèrent, acceptèrent, repoussèrent les nouveaux engins, et après bien des luttes ne furent réduits que par un arrêt du conseil daté de 1786. C’étaient