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de ces savantes demi-teintes, nous les prions de vouloir bien nous dire si la magie de ces trois enchanteurs ne devient pas plus explicable et ne perd pas quelque chose de son prestige original lorsqu’on voit quels exemples les avaient précédés, et ce qu’en fait de ravissantes bagatelles leur avait enseigné notre vieux Quercynois. La part de gloire qui revient à Marot est encore rehaussée pour peu qu’on se demande si de son temps, même après lui, et pendant près d’un siècle, ce tact, cette mesure, cette délicatesse, ont eu beaucoup d’imitateurs. De vraies beautés sans doute se font jour chez Ronsard et chez ses satellites, mais l’emphase et la rhétorique s’emparent d’eux à chaque instant. Les douze ou quinze années où Marot est lui-même, dans l’équilibre de son talent, avant sa décadence et après ses débuts, voilà pour l’histoire littéraire de la France un point tout lumineux qu’on ne peut trop étudier. C’est entre le moyen âge qui s’éteint et le grand siècle qui s’annonce une sorte de transaction aimable et séduisante, un trait d’union, comme on dit aujourd’hui. Marot est à la fois le dernier poète du moyen âge et le premier des temps modernes. Cette position intermédiaire est son grand privilège et sa bonne fortune. Le monde classique, Boileau en tête, lui a fait honneur de qualités qui avaient trois siècles d’existence, mais d’une existence oubliée. Ces gentillesses nationales, ce badinage élégant dont il fut le metteur en œuvre habile et avisé, on l’en supposa l’inventeur ; on prit pour une révélation ce qui n’était qu’un souvenir. De là cette amnistie et ces lettres de grâce tombées des hauteurs du Parnasse.

Mais ce qui devait assurer au poète de François Ier la bienveillante sympathie du poète de Louis XIV, malgré ses affinités avec le moyen âge, c’est un don supérieur chez Marot, le don d’avoir compris ou plutôt deviné le génie de la langue française, et de ravoir su défendre aussi bien contre le pédantisme scolastique des vieux débris du XVe siècle que contre l’autre pédantisme pseudoclassique du XVIe représenté par la pléiade. On peut, sans rien outrer, affirmer que par son exemple il a sauvé l’esprit de notre langue, et M. d’Héricault a bien le droit de terminer ainsi son impartiale et instructive étude : « aussi longtemps que notre génie sera sobre et vif, que notre intelligence sera fine et mesurée, notre langue claire et sensée, maître Clément sera glorieux. »


L. VITET.