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et la beauté païennes. L’âme moderne hésitait à revêtir ces draperies flottantes ; elle n’osait paraître sous l’éclat éblouissant d’une lumineuse nudité. D’ailleurs on ne comprenait pas toujours la noble signification de ces formes exquises. On les copiait, mais en les altérant, et sans en recueillir tout entière la féconde inspiration. Ainsi Dante prend au paganisme son enfer, et tout aussitôt il le dénature ; il fait de Caron un ange rebelle, de Minos un démon armé de cornes, grinçant des dents et affublé d’une queue. Son Cerbère est un monstre apocalyptique, et son purgatoire est arrosé par les eaux du Léthé. Certes l’amour de Dante pour Béatrix est aussi ardent qu’il est pur ; le poète est non moins épris des attraits corporels de son amante que des vertus incomparables de son âme. Cependant, si j’essaie d’imaginer ce visage « dont le rayonnant sourire eût rendu heureux un homme plongé dans les flammes, » mon esprit ne conçoit aucun objet précis, et reste ébloui par « une splendeur sacrée » qui ne lui représente rien. C’est en vain qu’un souffle païen traverse çà et là cette poésie tour à tour ténébreuse et resplendissante : l’élément plastique y est étouffé dès qu’il tente de naître par un mysticisme épris, il est vrai, de la beauté, mais non pas jusqu’à désarmer devant elle. Plus doux, plus sensuel peut-être, Pétrarque en revient néanmoins sans cesse aux effusions d’un amour où l’adoration extatique et ascétique l’emporte sur la passion. Béatrix était un ange toujours noyé dans de lumineuses profondeurs ; Laure est une sainte à laquelle on ne pense que les mains jointes et à genoux. Ni l’une ni l’autre ne produit l’impression d’une pleine et idéale beauté pareille à la souveraine beauté des déesses ; mais s’ensuit-il que Dante et Pétrarque n’aient ni entrevu, ni reconnu, ni désiré la beauté païenne ? Loin de là, Dante prend Virgile pour guide. Pétrarque est parmi ses contemporains un admirateur et un défenseur des restes de l’art grec. « N’avez-vous pas honte, leur disait-il, de trafiquer de ces merveilles échappées aux mains des barbares ? ne rougissez-vous pas de vendre ces colonnes, ces statues et ces tombeaux où dorment vos ancêtres ? » L’ardent amour des belles choses antiques fut un des liens qui unirent étroitement Pétrarque et Boccace. Ainsi, lorsque parurent les premiers grands artistes chrétiens, la sève païenne, depuis longtemps couvée et réchauffée, montait et bouillonnait. Sans atteindre la beauté grecque, ils y visaient, ils en approchaient de jour en jour. Est-ce que Nicolas de Pise n’est pas un imitateur parfois heureux des bas-reliefs antiques ? Est-ce que la noble tranquillité et la réserve imposante de certaines figures de Giotto n’attestent pas hautement qu’il avait connu et compris quelques-unes des qualités de la plastique grecque ? Est-ce que Masaccio, guidé par une sûre intelligence du style classique, n’a pas