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latitudes. Le Turc a horreur du changement et n’aime que le repos ; l’Américain ne rêve que progrès et ne se plaît que dans le mouvement ; l’immobilité, qui fait le bonheur du premier, tuerait le second. Un Yankee a gagné 1 million de dollars : c’est pour lui, non le moyen de bien vivre, mais une première mise de fonds pour en gagner d’autres. Pourvu que le Turc ait son plat de pilau, il passera la journée à faire le kief. Je ne déciderai pas lequel des deux est le plus sage ; néanmoins il est certain que l’un conquerra l’Occident la pioche à la main, tandis que l’autre achèvera de perdre l’Orient le tchibouc aux lèvres. Ce résultat sera amené non par suite d’insurrections armées, mais par l’effet irrésistible des lois économiques.

Qu’adviendra-t-il après ? Naguère, quand on n’avait égard qu’aux convoitises des souverains, on parlait de partager l’empire turc entre les grandes puissances. Depuis que les vœux des peuples commencent à se faire entendre, ces plans de partage sont abandonnés. L’Angleterre, qu’on accusait de vouloir s’emparer du Péloponèse ou de Candie, vient de prouver combien elle tient peu à des possessions peuplées de races hostiles en donnant à la Grèce les îles ioniennes enrichies, civilisées sous son excellente administration. La France doit être, semble-t-il, refroidie à l’égard des expéditions lointaines, et l’Algérie offre un champ assez vaste à son activité. Restent la Russie, qui voudrait, dit-on, prendre tout, et l’Autriche, qui affirme ne vouloir rien. Quoi qu’il en soit, les héritiers naturels des Osmanlis sont les populations slaves et grecques, les anciens propriétaires du territoire. Les Slaves sont au nombre de 8 millions environ, les Albanais ou Chkipétars, plus qu’à moitié Slaves aussi, de 1 million et demi, et les Grecs de moins de 1 million.

Les Yougo-Slaves ont derrière eux un passé qui, par ces effets de mirage dont se consolent les nations opprimées, est devenu l’idéal d’avenir sur lequel se fixent tous les yeux. Dès les temps les plus reculés, même avant la domination romaine, des tribus slaves ou Slovènes semblent avoir occupé tout le pays qui s’étend au sud du Danube et de la Drave, depuis les sources de cette rivière jusqu’à la Mer-Noire. Au VIIe siècle, les Serbo-Croates, appelés par l’empereur Héraclius, s’y établirent aussi, et par suite de leur caractère belliqueux acquirent une prépondérance complète. De 867 à 889, les deux apôtres des Slaves, Cyrille et Méthode, les convertirent au christianisme ainsi que les Bulgares. Ces populations continuèrent longtemps à mener leur existence primitive sous l’autorité de chefs élus, les joupans. Elles formaient ainsi une foule de petites républiques indépendantes reposant sur la communauté des terres, ce