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absurde qui avait si mal réussi aux Hongrois et qui consiste à forcer une nation à se servir d’une langue étrangère, qu’elle prend par cela seul en horreur.

Les Croates accueillirent avec faveur les projets de fédéralisme du ministère Belcredi ; mais quand après Sadowa M. de Beust se résigna au dualisme, leur mécontentement ne connut plus de bornes. La diète d’Agram refusa de se faire représenter au couronnement de l’empereur à Pesth, et elle fut dissoute. Celle qui fut élue pour la remplacer ne se montra pas animée d’intentions plus conciliantes à l’égard de la Hongrie. A l’époque où je visitais la Croatie, au mois de juin 1867, l’agitation était extrême. Chaque jour, quelque incident mettait aux prises les magyaromanes et les nationaux. Les partisans de l’union avec la Hongrie étaient assez nombreux, non pas à Agram, mais dans le pays : c’étaient d’abord la plupart des magnats et des grands propriétaires, puis les personnes obéissant à l’influence du pouvoir central, enfin les Italiens de la côte et la grande majorité des habitans des deux villes les plus peuplées et les plus commerçantes, Essek et Warasdin, qui, situées sur les frontières de la Hongrie, entretiennent avec ce pays de nombreuses relations. C’était surtout la question de Fiume qui mettait le feu aux esprits. L’exagération des prétentions opposées la rendait en effet très difficile à résoudre de façon à contenter les deux partis, et ceux-ci y attachaient une importance extrême.

Fiume est une petite ville maritime de 40,000 âmes, située sur l’Adriatique, au fond du golfe du Quarnero. Le port est assez bon, quoique d’un accès difficile ; mais comme il n’est relié à l’intérieur du pays par aucun chemin de fer, et que derrière la ville s’élève une chaîne de montagnes qui rend les transports très dispendieux, le commerce ne peut y prendre aucun essor. Les produits de la Hongrie, de la Croatie même, vont à Trieste par la voie ferrée. Fiume est une ville slave dont le nom originaire est Rieka, c’est-à-dire rivière ; mais une grande partie de la population a été italianisée par suite des relations avec Venise, et l’on y parle généralement l’italien. La Hongrie tient énormément à Fiume » parce que c’est le seul point où son territoire aboutisse à la mer[1], et Fiume

  1. Il nous semble que l’importance que les Hongrois ont attachée à l’annexion de Fiume est tout à fait exagérée. « Il faut nous saisir du littoral, disait Kossuth en 1848, ou nous étouffons. » Sans la mer, entend-on répéter sans cesse, la Hongrie n’a point d’avenir. C’est là une idée tout à fait surannée. Dans les conditions actuelles de l’échange, il n’est point nécessaire qu’un peuple possède des ports lui-même pour faire un grand commerce. Nul pays n’en a relativement un plus considérable que la Suisse, laquelle est située à quarante lieues du point d’embarquement le plus rapproché. L’Allemagne, qui a les excellens ports de Hambourg et de Brême, fait venir une partie de ses importations par Rotterdam, Anvers et le Havre. Les expéditions en transit lèvent toutes les difficultés. Grâce aux récens traités, l’Europe, sous le rapport commercial au moins, ne fait déjà plus qu’une fédération, et les négocians, pour exporter les produits, choisissent, non les bâtimens nationaux, mais ceux qui naviguent à meilleur marché. Fiume, même réunie à la Croatie, comme l’exige sa situation, n’en restera pas moins ouvert au commerce hongrois, et la Hongrie sera préservée de toute marine militaire.