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Les libéraux hongrois se montraient sur ce point les plus intolérans de tous. A leurs yeux, les patriotes slaves étaient des traîtres qui voulaient démembrer la patrie, et ils pensaient sincèrement que le seul moyen de déjouer leurs coupables menées était d’imposer à tous une langue commune, destinée à augmenter la force de cohésion de l’état. Ils ne comprenaient pas que rien n’est plus dangereux pour un pays que d’y faire naître des partis ayant un intérêt supérieur au maintien de l’unité nationale. Les Slaves étaient attachés à la Hongrie par les souvenirs du passé, mais ils l’étaient bien plus à leur nationalité. C’était un étrange aveuglement et une grande imprudence que de les forcer à choisir entre leur patrie et leur race. Quelques-uns le comprenaient parfaitement, entre autres Széchenyi. « Nous autres Magyars, disait-il, dans notre folie nous méconnaissons les Slaves et tout ce qu’ils font en faveur de leur nationalité, parce que nous croyons que leur seul but est de se détacher de la couronne de saint Etienne. Je crois pouvoir affirmer que nous écrasons l’enthousiasme des Slaves d’une façon brutale, avec une sévérité tout orientale, avec une injustice vraiment asiatique. Cela est-il noble, chevaleresque, et cela peut-il bien finir ? » En 1848, au moment où la diète voulait imposer aux Croates, à défaut du hongrois, l’usage du latin, le comte Louis Batthyani, le chef de l’opposition, s’écria au milieu des rumeurs hostiles des galeries : « N’est-il pas contraire à toute bonne politique, au sens commun, à tout principe d’équité, de forcer les Croates à faire usage d’une langue morte au lieu de la leur ? Ce serait un acte de tyrannie dont l’histoire n’offre pas d’exemple. Des conquérans ont pu imposer aux vaincus leur propre idiome, mais jamais nation n’a été forcée de se servir d’une langue morte. Notre nationalité existe, c’est un fait ; ce qu’il faut développer, c’est notre constitution, nos libertés. Sachons nous concilier l’affection de nos frères de la Croatie, et ils réuniront leurs efforts aux nôtres pour assurer la régénération de notre patrie commune. » Ces sages avis ne furent pas écoutés. Les ultra-magyars poussèrent les Slaves à bout par une série de mesures vexatoires, mises en vigueur de 1843 à 1848, afin d’imposer partout l’emploi de leur idiome[1].

  1. Le comte J. Maylath, dans son Histoire d’Autriche, parle dans les termes suivans de ces procédés aussi împolitiques qu’injustes : « La situation du pays était aggravée par la triste lutte des idiomes. On voulut tout d’un coup transformer en Magyars 6 millions d’habitans appartenant à d’autres races. S’agissait-il d’un débat d’argent, les tribunaux refusaient de prononcer, si les comptes n’avaient pas été tenus en hongrois. Les pétitions rédigées en allemand ou en slave n’étaient pas même reçues, et les lettres officielles des comitats croates étaient renvoyées, si les adresses étaient écrites en latin. Toutes les inscriptions de mariage, de naissance, de décès, devaient être conçues en hongrois, même dans les communes où nul ne comprenait cette langue. Quand des extraits des registres de paroisse étaient demandés pour servir à l’étranger, il était interdit d’y joindre une traduction, même à la demande des intéressés. Les pasteurs étaient obligés de prêcher en hongrois un dimanche sur trois, que leurs troupeaux le comprissent ou non. Jusque dans les districts exclusivement slaves, les enfans devaient apprendre par cœur le catéchisme en hongrois. Des prédicateurs magyars étaient imposés aux communes, et celui qui réclamait était battu sous prétexte que la dignité de la nation était compromise. Ces injustices irritaient profondément les pauvres Slovaques, et nul parmi les magnats ne prenait leur parti, sauf le comte Stéphan Széchenyi et moi. »