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par l’union des forces, laquelle semble une cruelle ironie en présence des discordes actuelles.

L’Autriche forme un assemblage bariolé de groupes ethnographiques qui ne se sont pas mêlés, comme en France, de façon à constituer une seule nation ayant le sentiment d’une patrie commune. Chacun est attaché à sa province, nul ne l’est à l’empire. Vous trouvez des Hongrois, des Croates, des Tchèques acharnés, mais pas d’Autrichiens. J’ai été souvent surpris d’entendre dans la bouche de maint officier l’amour de la nationalité parler plus haut que le dévouement à l’état. Chaque race, chaque tribu, a vécu dans son canton, séparée des voisins par la langue, les mœurs, les droits particuliers. Ce qui fusionne les hommes d’origine différente, ce sont les lumières, les échanges, les révolutions ; or le gouvernement des Habsbourg a maintenu ses sujets dans les ténèbres, dans l’isolement et dans l’inertie. L’art de bien vivre était seul partout en honneur. Aussi l’unité de l’empire ne se manifeste-t-elle que par la façon dont on déjeune, dîne et se couche, qui est la même de Bodenbach à Trieste et de Feldkirchen à Cronstadt.

Nous n’avons pas à étudier les nombreuses et intéressantes tribus qui peuplent l’Autriche. Il nous importe seulement de connaître les grandes races qui peuvent exercer une influence sur la marche des événemens. Ce sont les Allemands, au nombre de 8 millions, les Magyars, au nombre de 5 ou 6 millions, les Slaves, de 15 millions, et les Roumains, de 3 millions. Les Slaves du nord et du sud sont donc aussi nombreux à eux seuls que les trois autres races ensemble, et l’on comprend comment Joseph II a pu songer un moment à faire de ses états un empire slave.

Pour se rendre compte de la situation géographique que ces races occupent, il suffit de jeter un regard sur une de ces cartes ethnographiques, rares encore en France, mais qu’on trouve déjà partout en Allemagne. C’est un signe du temps où nous vivons. Jadis le tableau des divisions politiques suffisait : aujourd’hui, depuis qu’un nouvel élément est entré en jeu, celui des races est indispensable. L’homme d’état qui ne l’aurait pas dans son cabinet serait comme un joueur d’échecs qui voudrait faire la partie sans échiquier. J’ai sous les yeux une petite carte publiée par Kiepert à Berlin, et ayant pour titre Volker-und-Sprachen-Karle von Oesterreich, carte ethnographique et linguistique de l’Autriche[1]. Quand je l’ai aperçue à

  1. Pour compléter l’étude ethnographique de l’Autriche, il faut avoir l’intéressant ouvrage de M. le Dr A. Ficker, secrétaire ministériel de l’empire : Les populations de la monarchie autrichienne (Bevölkerung der Oesterreichischen Monarchie). On y trouve une série de tableaux et de cartes indiquant la proportion relative de chaque race dans la population des diverses provinces.