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par les menées des révolutionnaires italiens, aujourd’hui par les intrigues de la Prusse et de la Russie. Pour trouver une réfutation complète de cette appréciation superficielle, il faut lire l’étude où M. le baron Eötvös montre par quels liens profonds cette agitation des races se rattache aux grands mouvemens historiques qui transforment nos sociétés depuis l’avènement du christianisme et surtout depuis la réforme[1], Quoique cette question alarme ses compatriotes et les trouve parfois hostiles et même injustes, l’éminent écrivain hongrois a dit ce qu’il croyait être vrai avec une hauteur de vues et une vigueur de raisonnement auxquelles on ne résiste pas.

Si ce mouvement des nationalités sort ainsi du progrès même de la civilisation contemporaine, s’ensuit-il qu’il démembrera tout état qui contient des populations de langue différente, pour aboutir à la constitution d’énormes agglomérations fondées uniquement sur les affinités ethnographiques ? Je ne le crois pas. Il ne soulèvera que les peuples arriérés, mal gouvernés et opprimés. Les peuples avancés de notre Occident ont dépassé le moment où pour base de l’association on ne veut que la communauté de race. Ils sont déjà si engagés dans les idées cosmopolites que la passion ardente qui anime les jeunes nations de l’Orient en voie de formation leur est à peine intelligible. A mesure que la culture d’un peuple s’élève, l’identité d’idiome et de sang exerce sur lui moins d’empire, et la sympathie morale en exerce davantage. Au-dessus des nationalités ethnographiques, il y a les nationalités politiques, électives, peut-on dire, ayant leurs racines dans l’amour de la liberté, dans le culte d’un passé glorieux, dans l’accord des intérêts, dans la similitude des mœurs, des idées, de tout ce qui fait la vie intellectuelle. La Suisse avec ses Allemands, ses Français et ses Italiens, la Belgique avec ses Flamands et ses Wallons, en offrent de frappans exemples. Les nationalités électives sont plus dignes de respect, car elles reposent sur l’esprit, les autres n’ont pour raison d’être que les affinités de sang et d’origine. Interrogez-vous : avec qui aimeriez-vous mieux vous associer ? Avec des gens grossiers, mais de même race que vous, ou avec des hommes d’esprit partageant vos goûts et vos habitudes ? Avec ceux-ci sans doute. Les peuples éclairés ne concluront pas autrement.

Rien n’arrêtera les conquêtes de la démocratie, car elle a pour invincibles véhicules l’imprimerie, qui distribue également partout

  1. Die Nationalitäten frage von Josef Freiherrn von Eötvös, ans dem ungarischen Manuscripte ubersetz, von Dr Max Falk, Pesth, 1865. (La Question des nationalités traduite du manuscrit hongrois de M. Joseph d’Eötvös, par M. Max Falk.) — On n’a pas oublié non plus le travail de M. André Cochut, publié dans la Revue du 1er août 1866, et celui de M. A. de Broglie, Revue du 1er février 1868.