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En regardant ces beaux figurans s’éloigner et se perdre dans le décor de la chartreuse, je me demandai naturellement quel monde, sublime ou idiot, celui qui nous avait frappés portait sous ce crâne rasé exposé aux morsures d’un soleil dévorant. Est-il arrivé, celui-là? A-t-il trouvé dans le cloître une solution à son existence? Poésie féconde ou anéantissement stérile, s’il possède l’une ou l’autre, il est entré au port; mais qui de nous voudrait l’y suivre? Certes ce lieu-ci est un éden, et l’image divine y est revêtue de sublimité; mais le catholicisme n’a-t-il pas rompu avec la nature, et n’est-il pas défendu au mystique particulièrement de se plaire à la contemplation des choses extérieures? Quel enfer d’ailleurs que la promiscuité du communisme pratiqué dans ce sens étroit et sauvage du couvent! Les chartreux ont, il est vrai, des habitations séparées, mais qui se touchent en s’alignant dans une enceinte rectiligne. Ces petites maisons propres et nues, avec leur ton jaune et leur couverture de tuiles roses, ressemblent beaucoup à une maison de fous. Il y en a une douzaine, et toutes ne sont pas occupées. Je crois bien que le groupe de six ou sept religieux que nous avons rencontré compose toute la communauté. J’ignore s’ils observent bien strictement la règle austère de saint Bruno, s’ils se dispensent de la prison cellulaire, du silence et du salut classique : frère, il faut mourir ! Ils ont, ma foi, bien raison, les pauvres hères, et je ne les blâme point. Le catholicisme n’a plus rien à faire dans la vie cénobitique. Il s’y éteint sans retentissement et sans qu’on l’admire ou le plaigne.

Il y aurait pourtant ici, dans ce lieu enchanté, le long de ces eaux limpides, au pied de ces roches théâtrales, sous l’ombre fraîche de ces beaux arbres, dans ces clairières baignées de soleil où croissent de si belles fleurs et de si sveltes graminées, une vie à vivre dans les délices de l’étude ou du recueillement. Cette oasis de la Provence n’existe pas pour rien, elle n’a pas été créée pour des chartreux, ni même pour des entomologistes exclusifs; sa beauté suave appartient au peintre, au poète, au philosophe, à l’érudit, à l’amant et à l’ami, tout comme au botaniste et au géologue. Il faudrait être tout cela pour mériter d’habiter ce sanctuaire. Où sont les hommes dignes de s’y réfugier et de le posséder avec le respect qu’il inspire? Voilà ce que l’on se demande chaque fois que l’on rencontre un vestige du beau primitif, dans des conditions de douceur appropriées à l’existence humaine. On pourrait vivre ici de chasse et de pêche, de fruits et de légumes; le sol est excellent. On n’y serait pas enfermé et séparé du reste des hommes, les chemins sont beaux en toute saison, et il faudrait d’ailleurs y vivre en famille, car sans famille il n’y a à la longue rien qui vaille sous le ciel. Il faudrait aussi y être tous occupés de choses tour à tour in-