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parce qu’il avait senti en toi un véritable amant de la nature? Dans ce dernier cas, il a dû comprendre ta fuite. Arriver, voilà un grand mot, le mot, le but, le charbon ardent de la génération actuelle. Il n’a pas touché tes lèvres, tu n’y as pas cru, ou tu l’as trop analysé, ce charbon qui souvent n’allume rien, ce mot qui résume pour la plupart des hommes un océan de déceptions. Je ne parle pas de ceux qui se croient arrivés quand ils sont riches ou influens. L’argent ou l’autorité, c’est le but du vulgaire; les esprits plus élevés ou plus aimans rêvent la gloire ou la satisfaction intérieure de se rendre utiles, de servir la science, la philosophie, le progrès, la patrie.

Une modestie excessive, farouche même, t’a persuadé que tu n’avais rien d’utile à communiquer personnellement, et, dédaignant de te résumer, tu as tout appris et tout donné, tes collections, tes observations, tes découvertes, à quiconque a bien voulu s’en servir. Ta vie s’est écoulée dans une sorte de contemplation attentive dont je ne comprends que trop les délices, mais que j’eusse voulu dans ce temps-là rendre féconde chez toi par une manifestation de ta volonté. Tu es resté inébranlable, je dirais impassible, si je ne connaissais la solidité de tes muettes affections et l’enthousiasme de tes admirations secrètes. Tu avais une philosophie pratique mieux formulée en toi-même que je ne le supposais; avais-je raison, avais-je tort de la combattre?

Assis un instant pour reprendre haleine sur une pierre du sentier de ce bout du monde fictif où s’enferma pour n’en plus sortir M. de Cérisy, je me demandais sérieusement si j’étais arrivé moi-même à une limite quelconque de mon activité, et si tu n’avais pas été beaucoup plus sage que moi en limitant la tienne dès ta jeunesse à l’exercice paisible et soutenu de ton intelligence, sans aucun souci de la faire connaître en dehors de l’intimité.

Si tu étais égoïste, je n’hésiterais pas à te donner tort. Ma raison, — jamais mon cœur, — t’a quelquefois blâmé. J’ai cru être dans le vrai en me persuadant qu’il fallait instruire les autres, et que le devoir de quiconque avait un don, grand ou petit, était impérieusement tracé : se communiquer, se révéler, se donner, s’immoler, s’exposer à toutes les injures, à toutes les insultes, à toutes les calomnies, à tous les déboires de la notoriété, pour peu que l’on eût à dire, bien ou mal, quelque chose de senti, d’expérimenté ou de jugé au fond de soi. Si ma nature et mon éducation m’eussent permis d’acquérir la science, j’aurais voulu explorer le monde entier en savant et en artiste, deux fonctions intellectuelles dont je sentais en moi, je ne dis certes pas la puissance, mais l’appétence bien vive et le désir bien ardent. Une plus humble destinée m’ayant été faite, j’ai