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chaud, on s’en effraie; mais une demi-heure après, sans descendre de voiture, nous entrons dans ces dentelures fantastiques, nous sommes dans la forêt de Montrieux, un gracieux pêle-mêle de roches ardues, de vallons étroits, d’arbres magnifiques, de buissons épais et d’eaux frissonnantes. Nous traversons à gué le Gapeau, qui danse et chante sur du sable fin et doré, au milieu des herbes et des guirlandes de feuillage. C’est une oasis, un éden.

Si tu y vas l’an prochain, repose-toi là. Cette entrée de forêt autour du gué du Gapeau est le plus bel endroit de la promenade. C’est là que nous eussions dû déjeuner et ne point passer seulement; mais l’envie de revoir la source et d’arriver au but, qui est la chartreuse, nous a fait quitter un peu la proie pour l’ombre.

La chartreuse nouvelle est fort laide et sans intérêt aucun. Les débris de l’ancienne sont enfouis au fond d’une gorge encaissée et boisée où le roc montre ses flancs âpres à travers le revêtement de la forêt. C’est un de ces sites sauvages qu’en de nombreuses localités les gens intitulent emphatiquement le bout du monde, et qui, comme toutes les fins, est l’embranchement d’un monde nouveau. Si la montagne enferme la ruine et semble la séparer du reste de la terre, à cent pas au-dessous on voit la muraille faire un coude, une verte petite prairie s’ouvrir le long du ruisseau, se rétrécir pour s’entr’ouvrir plus loin et déboucher dans les larges vallées qui se succèdent et s’étagent jusqu’à la mer. L’endroit est frais, austère et riant à la fois. — On y vivrait, me dit mon ami Talma, le capitaine de vaisseau. C’est une retraite, un nid, un asile. J’y passerais volontiers le reste de ma vie.

— En famille !

— Non, la famille s’y ennuierait. Je me suppose sans famille, seul au monde, las de voyages, revenu de la grande illusion du devoir. Vivre là d’étude et de rêverie...

— Oh ! très bien, vous rêvez ici, comme j’ai rêvé partout, l’insaisissable chimère du repos?

Mon fils nous apprit qu’un naturaliste avait fait de cette sauvage résidence le centre de son activité. M. de Cérisy était un entomologiste distingué. Il a vécu et il est mort ici, s’occupant à communiquer au monde savant le fruit de ses recherches et de ses explorations. Nous voyons encore dans un pavillon, à travers les vitres, une grande boîte de toile métallique qui a servi à l’élevage des chenilles ou à l’hivernage des chrysalides. Ces bois et ces montagnes ont dû lui donner de grandes jouissances et de grands enseigneniens. Un sentiment de respect s’empare de nous, et je ne sais comment je me surprends à penser à toi, à ta retraite, à tes courses, à tes occupations, et à me rappeler Maurice cherchant partout, il