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cessairement laisser dans l’exercice du pouvoir souverain. En un mot, il confondit, comme il le dit lui-même, son existence individuelle avec celle de sa femme[1]. Ce fut là l’originalité de ce prince, si ardent, sous le voile de sa réserve. L’esquisse de son caractère n’est-elle pas un heureux pendant au journal que nous venons de feuilleter? La reine, avons-nous dit, perdait son bras droit; elle perdait plus encore, la moitié de son âme et de sa vie.

En achevant de parcourir ces pages intimes, une question se présente naturellement à l’esprit du lecteur français : n’avons-nous pas du tout de journaux de ce genre dans notre littérature? De ces mémoires écrits au jour le jour, de ces carnets plus ou moins confidentiels, il en existe chez nous sans doute; mais souvent ils sont destinés à la publicité, et la confidence n’est qu’un cadre littéraire. D’autres fois ils sont réellement secrets, mais alors ils contiennent plutôt des pensées que des faits, plutôt la vie de l’âme que celle de l’homme extérieur : c’est l’auteur qui se confesse à lui-même et au papier. De cette sorte de journal, on pourrait dire ce qu’un poète qui précisément en a laissé un a dit du roman d’analyse : « il est né de la confession; le christianisme en a donné l’idée par l’habitude de la confidence[2]. » Enfin nous avons le journal écrit pour un ami, pour une personne chère, qui était de moitié dans notre vie et que les circonstances ont éloignée. Celui-ci est un épanchement journalier malgré la distance et un effort pour franchir la barrière insurmontable de l’absence. Tel est le journal d’Eugénie de Guérin, aussi sincère et moins réservé peut-être que l’entretien d’un frère et d’une sœur, aussi remarquable et distingué que s’il était fait pour le public. Voyez pourtant la différence entre les habitudes des deux pays. Supposez Eugénie de Guérin Anglaise : elle eût écrit son journal pour elle-même, quitte à le communiquer périodiquement à son frère, elle l’eût continué sans que la mort de son frère en amenât tôt ou tard l’interruption ; mais elle est Française, et c’est pour son cher Maurice qu’elle l’écrit, elle est Française, et c’est parce qu’elle croit fermement à l’âme immortelle qu’elle prolonge cette conversation avec celui qui pour elle n’est pas mort tout entier. Elle est si bien Française qu’à la longue, la solitude étant la plus forte, la plume lui tombe des mains. Le livre d’Eugénie de Guérin nous fournit une autre preuve bien imprévue de la popularité qui en Angleterre est assurée à ce genre d’écrits. Le succès en a été aussi grand dans ce pays que chez nous-mêmes. Ce n’est pas, on le pense bien, le catholicisme qui a fait

  1. Lire sa lettre au duc de Wellington, dans le volume intitulé le Prince Albert, traduit par Mme de W... avec une préface de M. Guizot. Paris, 1863.
  2. Alfred de Vigny, Journal d’un Poète, p. 172.