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qui enlèveraient aisément la pauvre cabane et le pâtre. Ces hommes simples qui vivent près de la nature l’accommodent ingénieusement à leurs besoins et en tirent parti. Habitans des montagnes et des forêts, leurs demeures ne sont, à vrai dire, que des arbres creusés, fortifiés par des blocs de pierre.

Nous nous enfonçons dans le bois de sapins, heureux de respirer l’odeur résineuse. Un arbre immense, à demi consumé, entamé par le bûcheron, gisait au milieu de la clairière. On grimpe sur logeant abattu, on s’y installe comme dans un navire échoué. Servira-t-il un jour de radeau de sauvetage à de pauvres naufragés? Ses grandes branches aux parfums aromatiques se croisent, s’enlacent au-dessus de nous; à travers les mélèzes noirs, on apercevait les sommets bleus lointains, à nos pieds un sol tapissé de mousse soyeuse et de bruyère. Quelle solitude! les troupeaux sont aux pâturages, les hommes à l’église, à la prière. Sur nos têtes, des villages, et on ne s’en aperçoit pas. Il y a divers étages de populations superposées, elles semblent appartenir à des mondes différens. Combien d’heures restâmes-nous sous notre berceau d’épaisse ramée? Un paysan vint à passer. — Où conduit ce sentier? — A Meyringen.

Charmés d’éviter la grand’route, nous enfilons le sentier, qui débute comme une voie romaine pavée de dalles de marbre. Il grimpe, descend, tourne à travers bois, côtoyant des précipices de verdure : la cime des grands arbres touchait à nos pieds. La nuit arrive, l’étroit sentier décrit de hardis zigzags sur une pente nue, presque à pic, roche très glissante, impraticable sans les marches taillées dans le vif. Nous descendîmes ainsi pendant une demi-heure avec précaution, A gauche, le précipice effrayant dans le crépuscule, au-dessus de nous des blocs menaçans, A nos pieds se creusait la vallée déjà noyée d’ombre; on voyait encore scintiller l’Aar, enfin le sentier aboutit au vieux pont. Quelques paysannes achevaient de ramasser les foins et nous permirent de fouler le gazon parfumé fraîchement tondu. Nous regagnâmes ainsi plus vile la maison, mais volontiers on se serait attardé pour contempler encore cette majesté du soir, les ombres profondes à mi-côte de l’Engelhorn, et sur ces ombres massives le glacier dressé vers le ciel et comme étranger à la terre !

Nos trois cascades enflent leurs voix, les femmes rentrent aussi des prés le râteau sur l’épaule, les enfans ramènent les chèvres, le grillon élève la voix. Paix dans l’immensité! l’éternelle paix des neiges, des glaciers, descend sur la terre; qu’elle arrive aussi jusqu’à nous!


H. QUINET.


L. BULOZ.