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Grant s’est laissé échapper à demander à Jane dans la matinée : «Sa seigneurie a-t-elle besoin de moi?... » Après notre visite au château de lord Seafield, nous devions repasser par Grantown. Le secret évidemment était trahi. Tout le monde était dans la rue, l’hôtesse agitait son mouchoir, et la fille aux cheveux bouclés, qui avait encore ses papillotes de papier, arborait un drapeau à la fenêtre. Notre cocher, qui ne nous connaissait pas, ne se doutait de rien. Comme nous sortions du village et que la foule semblait s’y rendre par le chemin que nous suivions, il nous a dit qu’il y avait sans doute quelque enterrement...

« Quelle charmante excursion!... C’est à mon cher Albert que nous la devons; il avait toujours pensé qu’elle nous serait agréable, ayant fait lui-même bien des courses de ce genre. Il y a pris un vif plaisir. — Nous avons appris que le secret avait été découvert par un homme qui a reconnu Albert dans la rue hier matin. Déjà la couronne qui est sur le dogcart leur avait fait penser que c’était quelqu’un de Balmoral ; mais ils ne soupçonnaient pas que ce pût être nous-mêmes. « La dame doit être terriblement riche, » faisait observer l’hôtesse, qui avait vu tant de bagues d’or à mes doigts. Quand ils surent qui j’étais, ils furent sur le point de s’évanouir d’étonnement et de frayeur. — Je crains bien d’avoir pauvrement raconté cette très amusante et mémorable expédition dont je me souviendrai toujours avec un grand plaisir. »


Nous avons dit que les longues excursions qui faisaient la joie de l’auteur royal de ce livre furent interrompues au bout de deux ans. Une seule chose manque à ce roman si vrai du bonheur d’une reine, c’est le dénoûment fatal qu’elle laisse à deviner. Le prince mourut le 14 décembre 1861. Cette fin presque soudaine d’un époux de quarante-deux ans fut un coup de tonnerre; mais cette mort même avait son explication qui ajoutait à une carrière si brusquement terminée un intérêt mélancolique. Peu d’existences ont été aussi remplies, aussi chargées de travail que celle de ce prince qui par timidité autant que par prudence fuyait les occasions de faire parler de lui. Il s’imposa une tâche silencieuse qui se trouva au-dessus de ses forces; ni le cœur, qui était peut-être sa partie faible, ni le système nerveux, ne purent résister en lui aux soucis journaliers des affaires. Suivant les témoins de sa vie, « il se préoccupait trop de trop de choses. » Cet époux qui s’effaçait avec tant de soin derrière la reine voulait la perfection dans tout ce qu’il faisait pour la reine. La gloire de la souveraine était la sienne; il était le plus occupé de ses ministres et le plus consciencieux intendant de ses menus plaisirs. Il avait proposé pour but à son ambition de réparer par son travail les désavantages qu’une femme peut avoir sur le trône en comparaison d’un roi, de combler les vides qu’une reine doit né-